Dans le n° 155-décembre 2023  - Lionel Serbat, directeur général du groupe Bridge  16296

« Avec ce type de dialogue, nous ne cherchons pas la complaisance mais le réalisme »

Avec 30 de ses 31 Ehpad inspectés en 2022, Bridge a une expérience certaine des contrôles ! Son DG revient sur les procédures que le réseau a engagées en référé dont l'une a permis de rouvrir un établissement par ordonnance du Conseil d'État. Mais il plaide aussi pour une collaboration locale plus constructive avec les tutelles. Interview.

Pensez-vous que le ministère a voulu faire un exemple avec Bridge ?

Ce n'est pas à moi de répondre à la question. Je peux seulement témoigner de nos constats sur l'année passée. En première réponse au séisme provoqué par le livre de Victor Castanet, Brigitte Bourguignon lance, le 8 mars 2022, un vaste plan de contrôle des 7 500 Ehpad sur deux ans. Le même jour exactement, alors que nous avions un dialogue établi avec l'agence régionale de santé (ARS) Normandie, cette dernière publie un communiqué annonçant qu'après une « inspection inopinée », elle place notre Ehpad Les Opalines des Moutiers-en-Cinglais (Calvados) sous administration provisoire pour « dysfonctionnements graves ». Or le 21 novembre précédent, une réunion avec elle et le conseil départemental nous avait permis d'acter un plan d'actions correctives par étapes. Nous avons fait le choix de saisir la justice administrative, en référé, afin de pouvoir le mettre en oeuvre plus rapidement et être aux côtés de nos résidents et de nos équipes.

Avec quels résultats ?

Dans une ordonnance du 30 mars 2022, le tribunal administratif de Caen a suspendu l'administration provisoire. Il a estimé, en substance, que les risques de maltraitance ou pour la sécurité avancés par l'ARS n'étaient « manifestement » pas à craindre : Bridge avait reconnu la nécessité de mettre en oeuvre les mesures d'amélioration que préconisait l'administration, et engagé des actions en ce sens. Nous avons alors abandonné la procédure sur le fond.

En attendant, cette affaire a été largement reprise dans les médias, comme d'autres par la suite. Je regrette cette dégradation du dialogue qui nous oblige parfois à échanger par communiqués interposés.

Le scandale Orpea n'est-il pas le déclencheur ?

Nous avons tout de suite compris que le secteur commercial allait être ébranlé - la suite montrera que les autres (public, associatif) aussi. Je l'assume clairement, dans la plupart des inspections nous reconnaissons le bien-fondé des constats dressés par les inspecteurs et nous avons profité de ces contrôles pour renforcer notre démarche d'amélioration continue de nos services. Ils pointent les écarts avec le Code de l'action sociale et des familles, avec les référentiels de bonnes pratiques...

Mais nous espérons sincèrement que les contrôles ne seront pas l'unique réponse des tutelles aux accusations d'inaction des Fossoyeurs, car nous avons besoin d'affronter ensemble la question des moyens attribués aux Ehpad pour fonctionner dans de bonnes conditions.

Cette tension, Bridge l'a malheureusement vécue avec l'Ehpad Le Flore de Saint-Agnan dans l'Yonne.

C'est sur ce dossier que vous êtes allés jusqu'au Conseil d'État ?

Oui. L'Ehpad a d'abord été suspendu d'activité le 18 mai 2022 pour six mois par l'ARS Bourgogne-Franche-Comté et le conseil départemental de l'Yonne, puis définitivement le 18 novembre 2022. Heureusement, dans un arrêt du 13 avril 2023, le Conseil d'État a autorisé sa réouverture, non sans noter que l'Ehpad n'accueillait plus de résidents, et ne disposait donc « plus d'aucune recette », mais avait malgré tout conservé ses charges fixes « en vue de permettre sa réouverture » - nous avons continué à rémunérer et former le personnel pendant un an. Il avait aussi « engagé les travaux et recrutements rendus nécessaires par les injonctions » qui lui avaient été faites. Nous avons réouvert en juillet et nous nous félicitons maintenant d'avoir renoué le dialogue avec toutes les parties prenantes. Nous regrettons seulement le chemin qu'il a fallu parcourir pour y arriver et ses conséquences pour nos résidents, leurs familles, nos salariés et les habitants de cette petite commune où nous sommes installés. La nouvelle direction s'est remise au travail, et l'Ehpad a (ré)admis 9 résidents à ce jour pour 37 places.

Le dialogue est donc possible après une procédure ?

Évidemment. Loin de chercher des tensions inutiles dans les territoires, nos démarches juridiques visaient à trouver des ajustements à des mesures pouvant être considérées comme excessives au regard du quotidien des établissements et des enjeux du secteur.

Dans le cas de Moutiers-en-Cinglais, nous avons su gérer ensemble l'après-procédure : avec l'ARS et le conseil départemental, nous avons constitué un comité de suivi, dans une approche constructive sur des points très concrets et pour lesquels nous avons trouvé des solutions. Je prends l'exemple de l'écart constaté par le contrôle avec le seuil obligatoire de 0,4 ETP médecin coordonnateur - c'est le seul métier où il existe une règle. Que fait-on de cette mesure d'écart face à la réalité du terrain ? Théoriquement, la réponse passe par un contrat de travail pour ne pas s'exposer à une sanction. Or, les dernières statistiques connues de 2019 indiquent que 30 % des Ehpad n'ont pas de médecin coordonnateur.

Le comité de suivi, avant tout une instance de dialogue entre les inspecteurs et la direction de l'établissement, a cessé d'être réuni parce que l'ARS et le conseil départemental ne l'ont plus estimé nécessaire. Mais je précise qu'il existe pour nos autres Ehpad de la région et que nous trouvons cette instance bénéfique pour le bon fonctionnement de nos établissements. Avec ce type de dialogue, nous ne cherchons pas la complaisance, mais le réalisme. Bridge appelle sa généralisation de ses voeux, en lieu et place d'administrations provisoires moins engageantes pour nos tutelles.

Avez-vous été entendus ?

Non, dans le cas de nos trois Ehpad Les Fontaines de Lutterbach, de Kembs et d'Horbourg-Wihr dans le Haut-Rhin. Deux ont été placés sous administration provisoire le 24 août dernier, avec comme injonction de recruter du personnel qualifié pour aboutir à une organisation pérenne. En sept jours, en août ! Nous n'avons pas été inactifs mais nous nous heurtons aux difficultés de recrutement de l'ensemble du secteur des personnes âgées, partout en France et particulièrement dans les régions frontalières. L'administration provisoire a été confirmée par le tribunal administratif de Paris dans une ordonnance du 29 septembre, ce qui ne nous empêche pas de poursuivre notre travail et de produire des tableaux d'effectifs en progrès pour l'ARS. 

Pourquoi cette solution mise en place en Normandie ne l'est-elle pas ailleurs ?

Là aussi, il faudrait poser la question aux ARS. L'autonomie est leur principe fondateur. Chacune a sa politique, avec des méthodes d'inspection et des conclusions différentes d'une région à l'autre. Les mêmes constats peuvent donner lieu à une recommandation, une prescription ou une injonction, ce qui n'a pas la même portée juridique. Il existe une réelle hétérogénéité de pratiques entre ARS qui complexifie la gestion des établissements sur plusieurs régions. Néanmoins, comme en Normandie, nous arrivons à trouver des modalités de collaboration qui fonctionnent avec l'ARS Centre-Val-de-Loire. Nous le constatons positivement avec notre Ehpad de Massay dans le Cher qui a été placé sous administration provisoire... La directrice et moi-même avons pu échanger avec l'administrateur provisoire pour mettre en place avec lui un comité de suivi afin de partager les améliorations apportées.

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