Le rapport Libault vient d'être révélé. Il analyse sans concessions les enjeux de notre secteur. Il ébauche des solutions, dont le financement... semble dépasser ce que nos finances publiques peuvent supporter. Au-delà des moyens, ce rapport met en exergue le problème colossal des conditions de travail et du taux d'encadrement en EHPAD.
« Il n'y a de richesse que de femmes »
Pour résumer l'enjeu du secteur des EHPAD, je reprendrai une belle synthèse faite par Sophie Boissard, directrice générale de Korian, dans une interview publiée dans les Échos du 8 février 2019
« Depuis dix ans, on a fermé beaucoup d'unités de soins longue durée, qui étaient des services hospitaliers, en pensant que les EHPAD pourraient assurer la même prise en charge avec leur médecin et leur équipe infirmière. Mais les dotations n'ont pas suivi. »
Il s'agit sans doute du péché originel : une prise en charge de résidents en perte d'autonomie croissante avec des effectifs stables. Mais il ne s'agit pas que d'une question de moyens. Il s'agit aussi d'une question de vision. Beaucoup de professionnels ont cru, ou voulu croire, que l'EHPAD n'était pas un hôpital et ne devait surtout pas le devenir.
Ils n'ont pas eu tort, en tout cas sur les moyens mis en oeuvre. Seuls deux tiers des établissements ont un médecin coordonnateur, souvent à temps partiel, écrasé par sa charge de travail, comme le cadre de santé d'ailleurs. En cas d'urgence, la solution c'est... le service des urgences de l'hôpital. Et à vrai dire il semble difficile d'imaginer solutionner à court terme le manque d'effectif de médecins et d'infirmières en EHPAD tant il y a une pénurie de compétences.
Or la situation du point de vue des RH est beaucoup plus détériorée que l'on ne semble vouloir l'admettre. Pas seulement pour les personnels de soins des EHPAD mais pour toutes les spécialités.
Tout d'abord le secteur des EHPAD n'est pas, loin de là, le seul en tension. Ainsi le secteur des crèches et de la petite enfance fait face à une pénurie de personnel tout aussi forte que le grand âge. Pourquoi ? Parce que les salaires y sont extrêmement bas et que le travail y devient pénible du fait des cadences imposées. Cette cause est commune au secteur du grand âge. Les métiers à bas salaire exercés par des femmes, parfois seules avec enfant, sont en tension partout en France. Une des raisons de la crise des gilets jaunes.
Sauf que dans les EHPAD, les cadences ont explosé du fait de la perte d'autonomie croissante des résidents. L'EHPAD est devenu l'ultima ratio de la dépendance. Donc la crise des ressources humaines est beaucoup plus grave qu'ailleurs.
En tant que directeur de la rédaction de Géroscopie et de Géroscopie Formation, je peux affirmer que depuis l'année 2018, il devient quasi impossible de réunir en formation intra douze salariés d'un établissement moyen tant les plannings sont tendus. Que la complexité de la gestion administrative nécessite dans certains établissements la mise en place de solutions d'intérim comptables pour établir les CPOM et les EPRD... comme si un tableau Excel avait une seule fois changé le quotidien du personnel et des résidents ! En tant que président de Responsage (service d'accompagnement social pour les salariés), pour la première fois à l'été 2018, nous avons eu des appels de familles nous demandant, entre autres signes de dysfonctionnement, s'il était normal que leurs parents ne soient plus levés le week-end, faute de personnel?!
La solution ? D'abord accepter l'état des lieux : tout ne tient plus que par l'esprit de service des personnels. Mais cela a ses limites. Toutes les décisions de stratégie, de management doivent avoir pour objectif d'alléger le poids qui pèse sur les épaules des salariés en première ligne, et par conséquent d'améliorer la qualité de vie des résidents.
Concrètement, cela signifie accepter une hausse des frais de personnel. C'est s'ouvrir aux bénévoles, aux aidants notamment pour l'accompagnement au quotidien. C'est stopper la folie des fermetures d'USLD. C'est augmenter la taille des structures d'hébergement pour mutualiser les équipes, éviter l'isolement et l'épuisement des salariés. Sinon la crise prendra un tour difficilement contrôlable socialement. La crise des gilets jaunes, initiée à la base, souvent par des femmes qui travaillent dans la solidarité de proximité (EHPAD, Services à la personne...) est là pour nous le rappeler.
Jean Bodin écrivait il y a plus de quatre siècles « Il n'y a de richesse que d'hommes ». Au regard de notre secteur et de sa démographie, il convient de préciser cette pensée (... et d'en tenir compte) :
« Il n'y a de richesse que de femmes. »