Autrice d'un rapport sur le reste à charge en Ehpad [1] remis à Élisabeth Borne le 26 juillet, Christine Pirès Beaune détaille pour Géroscopie les principales mesures à mettre en oeuvre pour plus de justice sociale. Interview.
« Il nous faut repenser le système dans sa globalité »
Votre rapport propose un regard nouveau sur le financement des Ehpad. C'est le plongeon dans le social d'une spécialiste de l'économie ?
Membre de la commission des Finances, j'étais novice en matière de politique vieillesse. Comme tous les députés, j'étais bien sûr sensibilisée à la situation des Ehpad, aux difficultés de recrutement... mais j'ignorais la complexité des questions de facturation, le maquis des aides aux résidents, le nombre d'intervenants ou encore les différences liées aux divers statuts des établissements. Cette mission nous a permis d'explorer ce domaine et de découvrir notamment que 76 % des résidents ne disposent pas de revenus mensuels suffisants pour payer leur maison de retraite. Seul un quart des résidents peuvent financer les 1 900 euros (tarif moyen) demandés par un établissement. Or, ce sont paradoxalement les ménages modestes et moyens qui sont les moins bien aidés. Il y a ici une grande injustice sociale. Dans le rapport, nous proposons la création d'une nouvelle allocation universelle et solidaire d'autonomie en établissement (Ausaé) en lieu et place des quatre aides actuelles. Cette nouvelle allocation serait modulée selon les revenus. Nous proposons également une convergence tarifaire, la fusion des sections soins et dépendance et un nouveau cadre de pilotage et de rénovation. Agir sur le seul reste à charge n'aurait pas eu de sens, sans reconsidérer l'ensemble des leviers qui ont une influence sur la prise en charge des personnes âgées dépendantes. C'est ce que nous avons tenté de faire.
Élisabeth Borne a débloqué 100 millions d'euros. C'est un premier très bon signe mais cette annonce n'a-t-elle pas une ambition purement politique, comme d'évincer votre rapport ?
C'est un premier pas. La Première ministre a reconnu les difficultés financières conjoncturelles, ce qui n'élimine naturellement pas les difficultés structurelles. Quand la Fédération hospitalière de la région Auvergne-Rhône-Alpes, qui compte près de 200 établissements, annonce qu'au 31 décembre 2022, 85 % des Ehpad adhérents sont « dans le rouge » contre 45 % un an avant, ça dit des choses. Les causes sont multifactorielles : l'arrêt des mesures Covid, la difficulté des établissements à retrouver leur taux d'occupation d'avant crise, la non-compensation à 100 % du Ségur, l'inflation sur les produits alimentaires et l'énergie qui reste élevée.
Élisabeth Borne a bien compris cette situation et, dans son communiqué de presse, a annoncé une enveloppe de 100 millions. Elle a également accepté notre proposition de création d'une commission départementale (département, ARS, URSSAF, DGFIP) chargée d'évaluer sur chaque territoire la situation financière des établissements. Une consolidation nationale permettrait ensuite de traiter les établissements de manière équitable.
Cela insuffle un nouveau partage de compétences entre l'État et les départements ?
Oui. C'est d'ailleurs ce que révèle l'enquête que nous avons réalisée auprès des Ehpad. Une grande majorité des gestionnaires d'Ehpad se positionne clairement en faveur d'une tutelle unique, privilégiant une responsabilité et une gestion des Ehpad par les ARS.
Les départements n'auront pas les moyens de faire face à la demande croissante liée à la démographie et au vieillissement de la population (2,2 millions de personnes âgées dépendantes d'ici 2050). Sans compter la prise en charge à domicile qui va, elle aussi, exiger des moyens supplémentaires, ou les résidences autonomie dont personne ne parle jamais.
L'entrée en Ehpad est aussi plus tardive, dans des conditions d'autonomie plus difficiles, parce que nous avons emprunté le virage domiciliaire et c'est légitime. Mais nous aurons toujours besoin de places en établissement avec un devoir de mieux prendre soin.
Enfin, cette nouvelle répartition devrait mettre fin à l'hétérogénéité entre les départements (qui s'exerce au niveau de très nombreux paramètres : ressources prises en compte pour le calcul de l'ASH, dépenses prises en compte dans le reste à vivre ou pas, obligation alimentaire sur les petits-enfants ou pas, etc.).
Si la gestion quotidienne des tarifs et des aides était gérée par l'État, les départements devront pouvoir conserver un droit de véto pour s'opposer à la suppression, la création ou le déplacement de places. Ils doivent aussi exercer une compétence dans l'investissement des structures : 23 % des Ehpad n'ont pas connu de travaux depuis 25 ans, c'est inacceptable.
Par ailleurs, le guichet unique, voulu par Dominique Libault et prévu par la proposition de loi « Bien vieillir », est une bonne chose et doit relever de la responsabilité départementale. Il permettra de fluidifier le parcours de la personne, du domicile jusqu'à l'établissement, et de passer d'un droit formel à un droit réel pour les futurs résidents et leurs familles.
Vous indiquez que les propositions peuvent être mises en oeuvre à effort constant. Y a-t-il des financements possibles ?
Il y en a plusieurs dont certains ne sont pas en ligne avec la politique du Gouvernement puisqu'ils conduisent à augmenter les prélèvements obligatoires. Le rapport de l'IGF, connu sous le nom de « rapport Vachey », réalisé en 2020, identifie de nombreuses pistes de financement. J'en ai repris quelques-unes, mais la plupart d'entre elles augmentent les taux de prélèvements obligatoires. Nous avons cherché également de nouvelles pistes : la redevance pour les établissements privés en est une. Les recettes de celle-ci viendraient alimenter le fonds investissement de la CNSA, afin de moderniser les établissements. L'innovation porte surtout sur la généralisation de l'obligation alimentaire et le recours sur succession à partir du moment où l'un de vos parents entre en établissement. Si nous proposons une allocation universelle pour tous les résidents en Ehpad, il nous faut instaurer un financement universel. L'obligation alimentaire et le recours sur succession pourraient être universels. L'obligation alimentaire, sur les seuls enfants, serait barémisée en fonction des revenus. Le recours sur succession serait généralisé et le seuil de déclenchement de 46 000 euros porté à 100 000 euros pour l'harmoniser avec l'ASPA. Nous proposons également d'assortir l'obligation alimentaire d'un bouclier, pour qu'au-delà d'une durée à déterminer (3 ou 4 ans), la solidarité nationale prenne le relais des familles.
Le tri décisionnel peut-il se faire selon que les mesures engagent des financements ou pas ?
Il est impossible de ne pas engager de financement sur le grand âge. Si nous voulons prendre en charge nos aînés dignement, il faut des moyens pour le domicile, pour l'intermédiaire et pour les établissements, et permettre que nul ne renonce à un type d'hébergement pour des raisons financières. De toute façon, si on ne le fait pas, on court au désastre, avec des drames médiatisés tous les ans.
Beaucoup de rapports existent et beaucoup ont été faits notamment pour conforter le virage domiciliaire, nous devons maintenant travailler sur le modèle économique des Ehpad. Je reste convaincue que nous devons réaliser la convergence tarifaire pour un socle de prestations de qualité imposé et contrôlé, mais cela demandera du temps et de l'argent.
Quelle transcription concrète en attendez-vous dans le PLFSS ?
J'attends qu'on inscrive la réforme au plus vite, en engageant au plus tôt la fusion des sections soins et dépendance. Nous devons aussi mettre en place le crédit d'impôt pour une période transitoire, en attendant la mise en place de l'allocation universelle pour aider les familles, et créer l'observatoire économique.
Et maintenant ?
Je vais faire connaître ce rapport et présenter ses conclusions à la rentrée, à la CNSA, au Conseil national de la famille, à tous les acteurs qui le souhaiteront. L'objectif est d'en parler et d'inviter chacun à se mobiliser pour que la situation évolue.