Philosophe et éthicien, Fabrice Gzil s'est vu confier une mission par Brigitte Bourguignon sur l'accompagnement éthique des personnes âgées pendant la pandémie. Pour Géroscopie, il dresse le bilan éthique d'une année de crise. Interview.
« Il va falloir retisser du collectif, peut-être justement sur les valeurs et le projet d'accompagnement »
Dans quel contexte s'est inscrite votre mission ?
Depuis toujours, les professionnels des Ehpad questionnent leurs pratiques sur un plan éthique : recueil de la parole et des préférences, accueil des familles, gestion des modifications de comportement, des refus de soins, des liens affectifs qui peuvent se créer entre résidents... A ces interrogations factuelles s'est ajouté un contexte de tension et de pénurie, de moyens comme de personnels, dans des temps contraints. Cela a généré un malaise ou un inconfort éthique, car les professionnels perçoivent un écart entre l'accompagnement qu'ils pensent devoir offrir aux résidents et ce qu'il leur est matériellement possible de réaliser. Un troisième élément est venu s'ajouter avec la crise. Les mesures adoptées pour limiter la propagation du virus (restrictions des activités, des visites, des sorties...), bien que nécessaires, ont été perçues comme à l'exact opposé de tout ce que le secteur essaie de promouvoir : une approche globale de la personne, de tous ses besoins, et pas seulement de ses besoins en santé ; un effort constant pour faire des établissements des lieux de vie et pas seulement des lieux de soins, pour ouvrir les établissements, y accueillir les familles, les bénévoles... D'un point de vue éthique mais aussi professionnel, s'est immiscé un risque de perte de sens. Brigitte Bourguignon nous a alors missionnés, non pas pour donner des leçons aux professionnels, mais pour venir, avec beaucoup d'humilité, appuyer une réflexion et favoriser le partage d'expériences.
Comment avez-vous travaillé ?
Avec mes collègues de l'Espace éthique d'Île-de-France, nous avons lancé une enquête flash nationale. 1 800 professionnels d'Ehpad, couvrant une trentaine de métiers différents (directeurs, cadres de santé, médecins-co, aides-soignants...) y ont répondu, indiquant quelles étaient les questions posées et les réponses apportées, même provisoires, même partielles. Des entretiens approfondis ont été menés parallèlement avec des personnes âgées, des familles et des acteurs du secteur.
Huit répondants sur dix ont signalé un inconfort ou un dilemme éthique. C'est un chiffre très important...
Oui. Hors Covid, on en aurait eu aussi. Mais cela signifie que les équipes sont dans une situation éthique délicate. Il y a de la fatigue physique et psychique mais aussi éthique. Au niveau des valeurs, et du sens des pratiques, les interrogations sont vives. Sur la question des restrictions des visites des familles par exemple, les avis divergent dans l'enquête. Les professionnels voient que cette mesure crée de la souffrance pour les résidents et les familles, et eux-mêmes « souffrent de faire souffrir ». Mais certains en reconnaissent la nécessité, en l'absence de vaccin. Pour d'autres, cette situation n'est plus acceptable dès lors qu'elle devient durable. L'inconfort et les dilemmes traduisent une culture d'accompagnement prise à « rebrousse poil » par la crise, sans que les mesures sanitaires soient toutes jugées illégitimes.
Le questionnement éthique a t-il été suffisant dans les Ehpad ?
L'idée qu'il va falloir, à l'avenir, structurer voire systématiser une démarche de réflexion éthique en interne semble être une des leçons majeures de la crise. Certaines équipes soulignent la nécessité de se doter d'un comité d'éthique, d'autres souhaitent que cette réflexion soit plus présente au quotidien... On pourrait la rendre obligatoire dans le médico-social, comme c'est déjà le cas dans le sanitaire. Mais n'oublions pas qu'une réflexion éthique ancienne existe dans le médico-social, même si elle ne s'est pas toujours nommée comme cela. Lorsque, avec l'équipe de l'Espace éthique, nous nous rendons dans des Ehpad, nous sommes à chaque fois impressionnés par la qualité de la réflexion des professionnels. L'important sera de structurer, de formaliser, de pérenniser cette réflexion, de la rendre plus vivante, plus accessible. Mais ce serait faire injure aux Ehpad que de laisser penser qu'ils ne se sont pas questionnés sur ces sujets. Car leur questionnement est ancien et constant.
Cette situation traduit-elle un besoin de formation ?
Oui, et notamment de formation continue. Les Espaces éthiques régionaux peuvent aider les établissements à structurer cette réflexion éthique. Car il faut éviter de faire de l'éthique vitrine, c'est-à-dire sans réalité concrète, ou menée par quelques « happy few ». L'éthique ne concerne pas que les métiers du soin, mais bien l'ensemble des équipes, les bénévoles, les familles, les résidents. On doit faire de l'éthique qui ne soit pas trop théorique, dans le but d'améliorer le rapport à l'autre, quel qu'il soit, de donner plus de place à la parole du résident, de partager des valeurs communes. C'est la diffusion, large, d'une culture éthique, qui est l'enjeu essentiel.
On observe aussi que les établissements se sentent parfois plus pertinents lorsqu'ils ne sont pas seuls. Les groupes bénéficient de l'appui de leur siège. Les établissements autonomes, et ils sont nombreux, demandent comment se mettre en réseaux avec d'autres établissements de leur territoire. Ils veulent profiter des ressources éthiques et des liens tissés durant la crise avec de nombreux partenaires comme les réseaux gérontologiques pour développer une réflexion éthique et partager leurs pratiques.
Comment réparer aujourd'hui les souffrances des soignants ?
Les soignants regrettent parfois de ne pas toujours avoir pu aussi bien accompagner qu'ils l'auraient souhaité. Mais on note aussi une grande fierté d'avoir été à la hauteur de l'enjeu, solidaires. Une fierté vraiment légitime. Il y a eu beaucoup de souffrance parce que certaines choses n'ont pu se faire, dont l'hommage aux défunts. Il faudra mener un travail de reprise, mais les équipes ont raison d'être fières. Il faudra également réintégrer les professionnels qui ont momentanément été absents. Certains parlent de « déserteurs ». Il faut ici être très prudent. D'abord parce que cette métaphore de la guerre est, au fond, délétère. Ensuite parce que ce serait une erreur d'opposer les « lâches » et les « héros ». Les soignants ne se sont pas sacrifiés, ils n'ont pas de super pouvoirs, ils n'ont pas été « héroïques ». La plupart nous disent avoir fait leur métier, simplement. Et l'on aura besoin de tous, demain.
La question du management est fondamentale. L'éthique intervient ici dans la relation avec les équipes qu'on dirige, et pas seulement dans la relation avec les résidents. Il va falloir retisser du collectif, peut-être justement en se fondant sur les valeurs et le projet d'accompagnement.
Et paradoxalement, l'image des Ehpad pourrait bien sortir renforcée de la crise. Car les institutions ont tenu et la crise a permis de redécouvrir tout ce que les établissements offrent de positif aux résidents, en matière de lien social, d'activités, d'accompagnement. L'interruption de l'ordinaire a permis de redécouvrir à quel point il est précieux.