Directeur de Géroscopie formation et formateur à la Korian Academy, Jacques Dupont n'a pas hésité face à la crise. Après avoir dirigé un établissement pendant plus de 10 ans, il a laissé derrière lui le secteur de la formation pour soutenir le terrain. Sa mission : assurer la chaîne managériale des établissements en souffrance pour accompagner les équipes, implémenter les protocoles et s'assurer du bon fonctionnement de l'EHPAD. Missionné dans trois établissements du Nord de la France en l'espace de deux mois, il témoigne des difficultés rencontrées.
Jacques Dupont, un directeur d'EHPAD au coeur de la crise
Quelle était la situation à votre arrivée ?
Les résidents étaient confinés dans leur chambre depuis le 6 mars, respectant les mesures barrières en vigueur. La difficulté d'une telle crise réside dans la dualité entre le risque sanitaire et l'équilibre affectif. A la fatigue physique des résidents, aux pathologies chroniques s'ajoutent l'isolement et la tension psychologique du confinement.
Les dommages collatéraux sont nombreux : fonte musculaire, perte de l'envie et de l'appétit, syndrome de glissement. C'était pour nous une priorité absolue de lutter contre cet isolement en imaginant des solutions alternatives aux pratiques habituelles. J'ai engagé deux animateurs et une socio-esthéticienne pour intervenir individuellement auprès des résidents, en complément de chanteurs de rue qui travaillaient sous nos fenêtres, pour apporter un peu de joie dans notre quotidien. J'ai aussi sollicité deux kinésithérapeutes pour continuer à mobiliser les résidents et ainsi limiter les effets de l'inactivité.
Quelles mesures avez-vous prises ?
Le recrutement a été essentiel. Lorsque j'ai pris mes fonctions, 80% des salariés étaient en arrêt maladie. Or il y avait aussi beaucoup plus de travail : les repas étaient servis en chambre, les constantes des résidents prises trois fois par jour au lieu d'une... J'ai donc reconstitué une équipe, grâce à des cellules de recrutement locales. Ainsi, des aides-soignantes diplômées mais aussi des AVS, des élèves de troisième année d'école d'infirmière et un médecin coordinateur ont été embauchés. L'équipe était très jeune, mais mobilisée et volontaire avec un vrai sens de la mission à accomplir. Nous avons alors instauré un management collaboratif et participatif, avec des réunions deux fois par jour lors de l'accueil des équipes pour créer du lien et lutter ensemble contre le virus.
Je reconnais que c'était difficile. Constamment remis en cause par la presse « grand public », nous avions l'impression d'être des « bons à rien ». C'était dur pour les équipes. Il fallait aussi rassurer les familles, inquiètes et mal informées. La psychologue nous a aidés à affronter nos angoisses de ne jamais « faire assez » et de transporter peut-être le virus jusque dans nos foyers.
Estimez-vous avoir été suffisamment soutenus par les collectivités locales ou la direction du groupe Korian ?
Tout à fait. Les acteurs institutionnels régionaux, les ARS et les centres hospitaliers locaux ont été très aidants pendant cette période difficile. Nous étions en relation constante. La Direction régionale de Korian m'a aussi soutenu en tant que directeur, dans les décisions comme les mises en pratique. Des équipes faisaient du sourcing et m'envoyaient des CV chaque jour. J'avais carte blanche pour embaucher et engager les dépenses qui me semblaient nécessaires. D'habitude, les aides-soignantes travaillent à deux sur un étage, là nous étions quatre. J'ai doublé les effectifs. On a aussi reçu beaucoup d'aide des associations locales, qui nous ont livré des repas (pizzas, burgers), sont venues décorer l'extérieur de l'EHPAD avec des banderoles et apporter du muguet. Un collectif de jeunes enfin s'est mobilisé pour téléphoner aux résidents et prendre de leurs nouvelles... Quand on a craint de manquer de sacs hydrosolubles, nécessaires pour collecter le linge infecté des résidents, un autre établissement nous a dépannés. Cela nous a laissé le temps de trouver un nouveau fournisseur. Nous avons vraiment senti un élan de solidarité formidable.
Tous les 2 jours, une conférence téléphonique permettait aux directeurs du groupe de mutualiser leurs stratégies et partager leurs ressources en cas de besoin. C'est essentiel de ne pas se sentir isolés quand on doit prendre toutes les décisions. Et qu'elles engagent la vie des salariés comme des résidents.
Comment avez vous communiqué avec les familles ?
Il était très important pour nous de garder une bonne communication avec les familles. Nous les contactions chacune au-moins deux fois par semaine, par email ou téléphone. Lorsqu'on sentait qu'un de nos résidents risquait de mourir, nous appelions systématiquement la famille pour qu'elle ait le temps d'un adieu. C'est essentiel pour faire son deuil. D'une certaine manière, nous avons eu de la chance, car nous n'avons déploré aucun décès brutal. Notre psychologue est restée très présente, accompagnant les émotions un peu fortes, notamment en cas d'impact physique impressionnant du virus sur le résident. Maintenant qu'elles sont autorisées, les visites s'organisent sur prescription médicale ou décision collégiale, en fonction de l'état de chacun. Les familles sont équipées de blouses, masques et visières. Il ne faut rien laisser au hasard.
Comment appréhendez-vous le déconfinement ?
Cette étape est anxiogène pour les EHPAD. Le virus va se remettre à circuler. Nous devons rester très vigilants, et préparer la « deuxième vague » en maintenant des règles très strictes de prévention. Les visites sont importantes mais doivent être limitées pour conserver un stock suffisant de masques et de protections. Nous allons tenter de maintenir un juste équilibre entre santé sanitaire et affective. Si j'étais resté à la tête de cet EHPAD, j'aurais sûrement attendu encore un ou deux mois avant d'adopter des mesures d'assouplissement. Le temps des comptes viendra. Nous analyserons ce que nous aurions du ou pu faire. Mais pour l'heure, restons dans l'action, nous ne sommes pas sortis de la crise.