Présidente de la 6e chambre de la Cour et spécialiste des questions de santé, Véronique Hamayon a accepté de répondre aux questions écrites de Géroscopie suite au rapport[1] publié par la Cour des comptes le 4 octobre 2022. Elle y reconnaît une sinistralité « hors norme » dans les Ehpad. Explications.
« La fréquence des AT-MP dans le secteur des ESMS est la plus élevée du pays : elle représente trois fois la sinistralité moyenne de l'ensemble des secteurs d'activité »
Vous soulignez dans le RALFSS, publié il y a quelques jours, des circuits de financement peu lisibles et instables, et notamment des transferts en faveur de la branche maladie et au détriment de la vieillesse. Or, on sait que c'est un point majeur aujourd'hui. Comment rééquilibrer cette situation ?
Le montant de pension auquel une personne a droit à sa retraite est directement lié au montant des cotisations qu'elle a acquittées pendant sa vie active. Il est également alimenté de droits déconnectés des cotisations versées - ou « droits non-contributifs », alloués par exemple en cas de chômage, ou à un parent au foyer, etc. Enfin, il peut être constitué d'une pension minimum non-contributive, comme l'allocation de solidarité aux personnes âgées (« minimum vieillesse »). Dans ce système, les recettes affectées à la branche vieillesse ne devraient couvrir que ses seules dépenses, ce qui n'a pas toujours été le cas.
La proposition que formule la Cour des comptes consiste à instituer à l'avenir une étanchéité de ressources entre la branche vieillesse et les autres branches de la Sécurité sociale. Il n'y aurait plus de recettes partagées, aux clés de répartition évolutives, comme c'est le cas aujourd'hui avec la taxe sur les salaires, ni de transferts en provenance de la branche famille pour prendre en charge les majorations pour famille nombreuse et les droits à retraite associés à l'avantage vieillesse du parent au foyer (AVPF), ni de financement issu du fonds de solidarité vieillesse (FSV) pour prendre en compte une partie des droits non-contributifs.
Dès lors, l'équilibre de la branche vieillesse, qui se justifie par la préservation de l'équité intergénérationnelle entre les bénéficiaires, devra être recherché par une réforme équitable des droits à retraite - réforme qui ne devrait pas avoir d'incidence sur les autres branches de la Sécurité sociale.
Pour les branches à caractère universel, comme la maladie, la famille et désormais l'autonomie, une certaine fongibilité des recettes de CSG et de TVA pourrait en revanche être envisageable... À charge pour le Parlement de décider de l'allocation de ces recettes entre les trois branches en fonction de leurs objectifs de dépenses pour l'année à venir et les trois années suivantes, et en tenant compte des cotisations et impôts et taxes spécifiques affectés à chacune de ces branches.
Concernant les risques professionnels, les modalités de calcul des taux de cotisation AT/MP n'inciteraient pas assez à la prévention. Est-ce à dire qu'il faudrait les augmenter ?
Aujourd'hui, pour les employeurs privés, un taux collectif est appliqué au secteur médico-social du grand âge et du handicap, sur une base moyenne de la sinistralité du secteur, sans prise en compte de la fréquence des accidents du travail ou des maladies professionnelles pour chacun des établissements et services médico-sociaux (ESMS). Cette situation est dérogatoire au droit commun de la branche AT/MP... Et, à vrai dire, il ne semble pas que cette exception soit justifiée. En effet, la sinistralité est très disparate au sein des ESMS : certains acquittent une forte sur-cotisation par rapport à leurs risques réels, tandis que d'autres n'acquittent pas une cotisation à la hauteur des arrêts de travail et des invalidités qu'ils engendrent. Or, cela n'est pas responsabilisant et n'invite pas à la prévention. Il ne s'agit donc pas globalement d'une hausse des cotisations médico-sociales, mais de la mise en place progressive d'une tarification qui les répartisse mieux au sein même du secteur des ESMS.
Vous pointez également une insuffisance de données pour analyser l'ampleur des risques professionnels en Ehpad. Pourtant la sinistralité est énorme dans le secteur et est en augmentation alors qu'elle baisse ailleurs. Est-ce un problème d'investissement, de priorité, de financements ?
L'enquête de la Cour a permis, non sans difficultés, de donner la mesure du sujet, très importante puisque la fréquence des AT/MP dans le secteur des ESMS est la plus élevée du pays : elle représente trois fois la sinistralité moyenne de l'ensemble des secteurs d'activité, et est 30 % supérieure à celle du BTP. Les insuffisances dans le recueil et l'agencement des données, que la Cour a d'ailleurs su surmonter dans ce rapport, sont méthodologiques bien plus que de financements ou d'investissements. Il s'agit d'une question de volonté. La Cour a ainsi pointé le fait que les employeurs publics ne sont pas tenus de déclarer leurs sinistres à la Caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales (CNRACL), à la différence des employeurs privés pour la Cnam. De ce fait, seulement 25 % des accidents sont déclarés par le secteur public, avec le niveau de détail sur les circonstances qui permet une véritable gestion du risque et des mesures de prévention ciblées. C'est la raison pour laquelle le procureur général de la Cour a adressé une communication aux ministres concernés pour leur demander de publier l'arrêté rendant la déclaration obligatoire, texte attendu depuis plusieurs années. Nous avons également démontré qu'une large part des collaborateurs des établissements publics est affiliée à la Cnam (contractuels, titulaires à moins de 28h par semaine). Or aucune consolidation n'est aujourd'hui organisée entre les données de la Cnam et celles de la CNRACL, ce qui empêche de porter un regard global sur les établissements publics. C'est grâce à une autre base de données - le tableau de bord médico-social de l'Agence nationale d'appui à la performance (Anap) - que des données de base sur la sinistralité des établissements publics ont pu être recueillies (nombre de sinistres, nombre de journées perdues). Pour revenir à la méthodologie, la recommandation de la Cour est simple, pragmatique et non coûteuse : la CNRACL et la Cnam doivent partager leurs données pour des synthèses efficaces, avec l'appui de l'expertise médico-sociale de la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA) et de l'Anap. Par ailleurs, il faut qu'au sein de la Cnam, la branche AT/MP et la branche maladie fédèrent leurs expertises pour construire une vision globale de la situation de leurs affiliés dans une approche en « santé globale », sans s'arrêter à une vision segmentant les arrêts maladie d'une part, ou des accidents de travail d'autre part, alors même qu'il s'agit des mêmes affiliés. Il nous semble essentiel d'avancer dans cette direction pour mieux prévenir la désinsertion professionnelle.
Pourquoi cette sinistralité est-elle particulièrement forte dans le secteur privé (+ 46 %) ?
Le rapport de la Cour ne permet pas, à ce stade, de qualifier précisément les raisons d'une sinistralité en évolution plus rapide dans le secteur privé de statut commercial. Elles sont sans doute multi-causales. Je fais le lien ici avec l'une des conclusions de notre précédent rapport de février 2022 sur « La prise en charge médicale des personnes âgées en Ehpad », dans le cadre duquel le rôle majeur de la qualité du trinôme directeur/médecin coordonnateur/Infirmier diplômé d'État de coordination (IDEC) a été fortement souligné, quel que soit le statut juridique de l'établissement.
Cela appelle de nouvelles analyses de cette branche professionnelle, que notre rapport doit mobiliser dans toutes ses composantes, en liaison avec la Cnam. Ces chiffres doivent aussi inviter à l'action tous les gestionnaires d'Ehpad, dans leur relation de proximité avec les agences régionales de santé (ARS), les départements, les Caisse d'assurance-retraite et de la santé au travail (Carsat) et les Associations régionales pour l'amélioration des conditions de travail (ARACT).
À cette étape, nous pouvons seulement indiquer que la Cour a pris soin, dans son analyse de la sinistralité, de bien isoler ce qui aurait pu être lié à la croissance plus rapide du nombre de lits et places dans le secteur privé commercial. Le calcul a ainsi été fait en rapportant le nombre de jours d'absence AT/MP au nombre d'équivalents temps plein.
Vous révélez notamment une relation statistique marquée entre le taux d'encadrement et le taux d'absentéisme pour AT/MP dans les Ehpad ? Pourquoi ce lien ?
Ce lien a été testé statistiquement pour plusieurs catégories d'ESMS par la Cour, avec le concours d'un data scientist et il est apparu que la corrélation est très élevée pour les Ehpad. Ce lien apparaît hélas logique : la forte augmentation de la perte d'autonomie des résidents en Ehpad depuis 20 ans ne s'est pas suffisamment accompagnée d'une réorganisation des établissements ni d'une évolution de leurs effectifs. Or ces mesures sont nécessaires à un accompagnement de qualité pour les résidents, et sécurisé pour les personnels. Nous l'avons déjà souligné dans notre rapport paru en février 2022 sur l'accueil médicalisé en Ehpad. L'amélioration de la situation dans les Ehpad concerne donc les gestionnaires et les personnels, pour des mesures de prévention immédiates et de bon sens, mais également l'ensemble des régulateurs du secteur pour des mesures plus structurantes de moyen et long terme : ministère, caisses de Sécurité sociale et départements.