Spécialisée en soins palliatifs, le Dr Claire Fourcade réinterroge la place et le rôle des soignants dans l'accompagnement de fin de vie, à l'heure même où s'élabore un projet de loi sur les conditions du mourir. Entretien.
« La loi actuelle répond à toutes les situations des gens qui vont mourir. Ce à quoi elle ne répond pas, c'est la situation des gens qui ne sont pas en fin de vie mais qui veulent mourir. »
Un projet de loi sur la fin de vie est en cours d'élaboration. Que pensez-vous de la méthodologie adoptée (Avis du CCNE, Convention citoyenne, projet de loi...) ?
Un débat collectif sur le sujet est à la fois très positif et nécessaire. Pour les acteurs de soins palliatifs que nous sommes, l'électrochoc initial a été la proposition de loi d'Olivier Falorni présentée le 8 avril 2021. Ce texte favorable à l'euthanasie et au suicide assisté a été voté par 80 % des députés présents, dans une ambiance extrêmement violente, mais les échanges montraient une méconnaissance complète du sujet. Même s'il est difficile à mener de manière à la fois constructive et équilibrée, il est essentiel de prendre le temps d'un vrai débat collectif.
Le collectif interprofessionnel de soignants a pris la parole dans le débat dès février 2023, en publiant un avis éthique sur le sens du soin, pour témoigner de son expérience du terrain. Six jours avant le début de la convention citoyenne, nous avons été reçus par le comité de gouvernance qui a refusé d'entendre les soignants au motif qu'ils étaient « trop militants ». Or, dès le premier week-end, des Belges et des Suisses favorables à la mort provoquée sont intervenus. Nous avions proposé que les citoyens tirés au sort puissent se rendre dans des services de soins palliatifs pour affiner leur perception de la réalité de la fin de vie. Cela n'a pas été possible mais les citoyens ont d'eux-mêmes demandé à rencontrer des soignants. Dès cette étape du débat, la vigilance est nécessaire pour que la réalité soit observée. Nous voulons partager notre quotidien, ce que nous disent les patients pour que le débat ne repose pas seulement sur des postures idéologiques.
Agnès Firmin-Le Bodo, ministre en charge du dossier, a ensuite lancé deux groupes de travail, l'un pour les parlementaires, l'autre pour les soignants. Nous avons là travaillé dans des conditions extrêmement difficiles. Si nous avons été écoutés, nous n'avons certainement pas été entendus.
Le projet de loi présenté mi-décembre a suscité la colère du collectif des soignants, dont la SFAP, dénonçant « un texte indigent dont le caractère approximatif témoigne d'une grave méconnaissance de l'existant » ?
À aucun moment dans le débat, nous n'avons travaillé autour de propositions concrètes. Aucun scenario, aucun texte ne nous a été présenté. La divulgation de ce projet de loi a été pour nous la première vision de ce que la ministre ou le gouvernement avait en tête. Ce texte a été pour nous une découverte, et une vraie claque, car nous avons eu la confirmation de ne pas avoir été entendus. Tout ce que nous avions partagé et apporté dans la discussion, notamment avec les gériatres, a été omis. Mais je pense que si ce texte n'est pas sorti de l'Élysée depuis deux mois, c'est qu'il n'a pas rencontré l'approbation complète des différents acteurs. Nous n'avons aucune info depuis.
Vous n'avez pas assisté à la présentation de la stratégie décennale le 18 décembre ?
Cette réunion s'est tenue juste après la publication de l'avant-projet de loi. Nous ne voulions pas rompre le dialogue mais discuter autrement. Il y a dans ce texte des éléments qui nous ont profondément bouleversés, comme l'expression emblématique de « secourisme à l'envers ». Ce qui nous parait inacceptable est l'implication des soignants d'un bout à l'autre de la procédure alors que pour protéger la relation de soin, il est essentiel de dissocier le monde du soin de la mort provoquée, comme le font les Suisses ou les Autrichiens d'ailleurs. Je ne sais pas qui a inventé cette expression incroyable de « secourisme à l'envers », qui illustre que ce qu'on nous demande est à l'envers du soin, de nos métiers.
Quel serait l'impact d'une telle loi sur les soins palliatifs ?
Il y a deux volets dans la loi. Un volet développement des soins palliatifs et un volet mort provoquée. Le débat a au moins permis d'établir un vrai consensus dans la société sur la nécessité de rendre les soins palliatifs accessibles à tous. En revanche, il n'y a aucun chiffrage. Un catalogue de mesures est dressé mais rien sur les moyens à engager pour les rendre effectives. Je reste prudente car la première loi publiée sur l'accessibilité des soins palliatifs en France date de 1999. Au bout de 25 ans, nous n'avons fait que la moitié du chemin. Nous demandons simplement l'application de la loi. L'autre question est celle des retours provenant des pays étrangers. Dans tous ceux qui ont légalisé une forme de mort provoquée, les soins palliatifs ont reculé. Ces deux éléments nous incitent à la prudence.
Avez-vous chiffré les besoins ?
Dans son rapport publié en juillet, la Cour des comptes a estimé les besoins à un milliard d'euros. C'est aussi le montant actuellement dépensé en soins palliatifs mais cela ne permet qu'à 50 % des patients d'en bénéficier : chaque jour, 400 personnes meurent sans bénéficier de l'accompagnement adéquat. On peut donc penser qu'il faudrait doubler l'investissement. Mais il ne s'agit pas forcément de fonds nouveaux. Une réflexion n'est absolument pas menée sur l'obstination déraisonnable qui permettrait de « penser en société » les dépenses et les ressources. En cancérologie par exemple, l'utilisation ou non d'une xième ligne de chimiothérapie avec des molécules très onéreuses doit être discutée collectivement. Parfois, il est plus judicieux d'accompagner le plus grand nombre plutôt que de prolonger des traitements sans valeur curative, et cela peut même permettre l'amélioration de la qualité ou de la durée de vie. La loi fixe un cadre mais c'est à nous, soignants, de réaliser ensuite le singulier.
Est-ce un problème de formation des soignants ?
Clairement. Nous, les médecins, sommes formés au tout curatif mais pas du tout à la réflexion sur la proportionnalité ou la futilité des soins, des traitements. C'est un vrai problème. La formation initiale est à revoir complètement. Il faut très tôt sensibiliser les étudiants au fait que notre métier n'est pas toujours de guérir. La stratégie décennale se donne une ambition à 10 ans de créer une filière universitaire de soins palliatifs.
En vingt ans, le nombre d'USP a été multiplié par trois et celui d'équipes mobiles par cinq. Est-ce vraiment insuffisant ?
Il y a encore en France 20 départements sans unité de soins palliatifs. Ce n'est pas l'endroit dans lequel doivent passer toutes les personnes ayant besoin de soins palliatifs mais l'unité qui accueille les situations les plus complexes. Cette inégalité pour les patients est anormale. L'objectif est vraiment de permettre à chacun de recevoir les soins dont il a besoin, y compris à domicile. Cela peut passer par des équipes mobiles qui existent ou la proposition très intéressante de créer des maisons d'accompagnement, des lieux destinés à accueillir des patients qui n'ont pas besoin de recevoir des soins aigus mais qui ne peuvent pas rester chez eux parce qu'ils sont isolés, que la famille a besoin de temps de répit ou que la maison est inadaptée.
Pourquoi peine-t-on autant à développer les directives anticipées ?
C'est compliqué de rédiger ces directives anticipées. À l'hôpital de jour, nous organisons des « discussions anticipées » pour échanger sur ces sujets. J'utilise un jeu de cartes qui s'appelle « À vos souhaits ». C'est un support de discussion avec les patients. Ce n'est pas facile non plus de savoir à quel moment en parler. Mais ce qui est sûr, c'est qu'en parler ne fait pas mourir.
Les directives anticipées sont souvent pensées comme un outil de défiance vis-à-vis des soignants. C'est la raison pour laquelle je pense indispensable de construire de la confiance mais il est vrai que cela exige du temps de consultation.
Une autre critique est formulée à l'encontre du dispositif de sédation profonde et continue en ce qu'il nierait la notion d'accompagnement...
Je ne pourrais pas travailler sans. C'est ce qui permet de tenir la promesse du non abandon. Quoi qu'il arrive, on sera là, jusqu'au bout et on ne s'enfuira pas. La sédation profonde et continue est une pratique sédative parmi d'autres.
Que répondre aux personnalités médiatiques qui disent vouloir mourir ?
La loi permet à tout patient d'arrêter ses traitements s'il le souhaite. Notre obligation est de soulager même si ça doit raccourcir la vie. Et un patient qui souhaite arrêter son traitement doit pouvoir être soulagé. La loi actuelle répond à toutes les situations des gens qui vont mourir. Ce à quoi elle ne répond pas, c'est la situation des gens qui ne sont pas en fin de vie, mais qui veulent mourir. C'est un choix du législateur.
La première chose qu'on voudrait répondre à la lettre de Françoise Hardy, c'est « Venez nous voir ». Dans mon équipe, sur les 12 000 patients que nous avons accompagnés, nous avons enregistré seulement trois demandes persistantes d'euthanasie. Et pour chacune, nous avons finalement trouvé un chemin d'accompagnement. Cela veut dire que se tenir droit face à la mort et vouloir mourir reste une position très singulière. Mais la question qui subsiste, c'est pourquoi avez-vous besoin qu'un soignant valide cela ? Car vouloir mourir n'est pas illégal.