Professeur en sciences de gestion à l'université de Lorraine, Bérangère L. Szostak mène des recherches sur le management de l'innovation et de la créativité. Elle s'intéresse en particulier au design de service qui pourrait trouver un bel avenir dans le champ de la santé et du grand âge. Interview.
« Le design de service est un levier d'innovation »
Le public associe design à déco ou architecture, est-ce réducteur ?
Sans aucun doute. Les designers Ettore Sottsass, Le Corbusier, Charlotte Perriand, Roger Tallon, Andrée Putman, Philippe Starck bien connus du public sont aussi des penseurs plus larges du design. En outre, des mouvements célèbres ont aussi nourri cette discipline, comme le Arts and Crafts, le Werbund, le Bauhaus, l'Ecole d'Ulm ou encore l'Ecole de Nancy. Et s'il est difficile de donner une définition univoque de cette discipline de conception et de création (dessin/dessein), j'aime bien la formule de Joe Colombo, designer italien, « Le design c'est ce qui rend la technique aimable ». Aimable pour et par les utilisateurs.
L'utilisateur est-il toujours au centre ?
Oui, le dessein du design est de lui apporter une réponse créative et innovante grâce à la synthèse des compétences des ingénieurs, des intuitions des experts du marketing, des tendances socio-économiques et des mutations technologiques... Les entreprises ne sont pas en reste et pour en citer quelques-unes en lien avec la santé, on peut penser à Thuasne, GE Healthcare, Withings, Sony Healthcare. Et je n'oublie pas les agences de design, dont certaines travaillent dans le champ de la santé, comme Les Sismo, Humaniteam, Design Office...
Quant au design de service, il est une spécialité du design. Il s'inscrit dans ce cadre de pensée, et il a pour spécificité de s'attacher à l'expérience des utilisateurs et à leurs interactions avec l'organisation.
Quels sont les outils mobilisés ?
L'immersion en est un. Il s'agit pour le designer de faire preuve d'empathie afin de comprendre le point de vue d'autrui (empathie cognitive), de ressentir ce que l'autre ressent (empathie émotionnelle) et ce qu'il attend de son interlocuteur (souci empathique). Ainsi, le designer réalise des entretiens approfondis avec l'ensemble des personnes concernées par les situations ; il observe les utilisateurs in vivo, pendant un temps suffisamment long pour s'imprégner des situations. Il est également conduit à scénariser le parcours de l'utilisateur et relever les points de contacts existants, et ceux qui sont absents.
Les ateliers de co-création sont souvent utilisés pour affiner la compréhension de l'expérience des utilisateurs. Une méthode du design de service est aussi le prototypage, car, non, on ne prototype pas que des produits ! On prototype également des services. Cela consiste à traduire de manière concrète et à tester les idées issues de l'immersion, des ateliers de co-création, par exemple. Une mise en scénario sur une planche de dessin (un storyboarding ), une théâtralisation, une histoire racontée avec des personnes fictives, ou encore une matérialisation avec des pièces de Lego permettent de rendre réelles les idées et ainsi de les améliorer, de les abandonner, de les enrichir, etc.
Dans quels domaines le design de service peut-il faire des incursions ?
L'économie sociale et solidaire en est un. En Lorraine par exemple, des structures d'accueil de personnes âgées s'étaient rendu compte que leurs places de jour étaient peu sollicitées. L'observation attentive du parcours des utilisateurs les a conduites à repérer des difficultés de mobilité. En effet, si l'aidant n'est pas en capacité d'accompagner ces personnes fragiles de leur domicile à la structure, il est délicat de solliciter un système de transport qui prenne en considération la nature spécifique des interactions avec la personne âgée, tout en restant abordable au plan financier (taxi, VSL). Ces structures ont donc imaginé un système de transport adapté et ont créé une Société coopérative d'intérêt collectif (Scic) Omnibus Lorraine, qui est une réponse originale à un besoin des personnes.
Le soin peut-il bénéficier de cette approche ?
Le design de service peut s'intéresser à la « tendre intimité des patients », selon l'expression de Marie Coirié, responsable du laboratoire de l'accueil et de l'hospitalité du Groupe hospitalier universitaire de psychiatrie et neurosciences de Paris, le lab-ah1. Les personnes fragilisées par la maladie visible ou non, l'âge, le handicap font face à des expériences particulières, dans des espaces où souvent la technique médicale prime sur les activités de soin plus invisibles. Or on ne peut réduire leur expérience à ces seules interactions « techniques » avec la structure de santé, hôpital, clinique, Ehpad.
Les modalités d'interactions davantage invisibles, qui témoignent aussi de l'attention portée à la personne elle-même, lors des moments quotidiens de sa vie, y compris lorsqu'il s'agit des derniers instants de sa vie, contribuent de manière significative et positive à son expérience. Le designer Mathieu Lehanneur a par exemple développé un projet « Demain est un autre jour »2 , dont l'objectif est de diminuer l'angoisse d'une mort annoncée. Cet objet a la forme d'une fenêtre « ouverte » en permanence sur le monde ; ce hublot digital diffuse l'état du ciel du lendemain dans le lieu de son choix. Ainsi, au lieu de parler du temps qu'il reste à vivre, la personne discute du temps qu'il fait, avec sa famille et les soignants qui l'accompagnent.
N'est-on pas proche du concept du care ?
L'agence de design Les Sismo collabore aussi avec la philosophe Cynthia Fleury, pour développer les bases théorique et pratique d'un « design with care », ainsi qu'une méthodologie : les « Proof of Care © ». Il s'agit d'expérimenter directement dans les structures de soin, des idées permettant d'améliorer qualitativement des situations pour les personnes qui reçoivent le soin, mais aussi pour celles qui le prodiguent. La crise sanitaire vient de confirmer la nécessité de travailler dans cette voie.
Et les Ehpad ?
Le design de service est un levier d'innovation. Il serait certainement propice à une meilleure compréhension de la perception sensorielle des interactions qu'ont les résidents, quand ils arrivent pour la première fois, puis au cours de leurs journées. On peut s'interroger par exemple sur le parcours de la personne âgée, qui peut être accompagnée de sa famille. Quelles images ces personnes se font-elles des lieux ? Dans leur chambre, allongées sur le lit, quelles sensations leur peau ressent-elle au contact des draps, des coussins ? Est-ce doux, rêche ? Quels bruits ces mêmes draps et coussins font-ils lorsque la personne bouge ? Est-ce plastique ? Quelles sont les odeurs humées, quel est le visuel, quel est le toucher des repas ? Quels sont les gestes effectués lors des soins ? Comprendre cette perception sensorielle peut faciliter la compréhension de réactions un peu vives de certains résidents, et aider aussi les soignants à trouver des pistes d'amélioration. Le design de service pourrait être bénéfique aux résidents et aux soignants. Cela étant, l'universitaire que je suis ne méconnait pas le manque de moyens et d'effectifs. Je sais que pour les professionnels des soins, investir sur le design de service pourrait être perçu comme une absence de prise en considération des besoins primaires des soignants, en l'occurrence un outil de travail en bon état, efficace et avec des ressources suffisantes. C'est pour cela que leur implication dans une telle activité de conception est fondamentale. Elle témoignerait d'une attention, de soin et d'une grande marque de confiance de la part de leur propre organisation.