Conquérir les possibles, c'est le lot quotidien des directeurs d'établissements et services pour personnes âgées et de leurs équipes. Ce nouveau concept, encore peu connu du secteur médico-social, pourrait les aider à atteindre le premier de leurs objectifs : le bien vivre des personnes dont ils ont la responsabilité.
« Les capabilités » : à la conquête des possibles !
Jean-Michel Bonvin, docteur en sociologie, mène des recherches en politiques sociales et vulnérabilités près de l'Université de Genève. Intervenant lors des 4èmes journées scientifiques de la CNSA, il a développé la théorie de l'économiste Amartya Sen sur « les libertés réelles qu'une personne a de mener une vie qu'elle a des raisons de valoriser », c'est-à-dire les capabilités.
Les libertés réelles dont dispose une personne de mener sa vie se distingue des libertés formelles. Pour en disposer chacun, doit avoir le pouvoir d'agir avec un accès à des ressources adéquates permettant de choisir une vie ayant de la valeur à ses yeux et, des raisons de valoriser cette vie par un libre choix raisonnable.
Les ressources, les personnes, les contextes : trois déterminants indissociables
Par ailleurs, pour trouver des raisons de valoriser sa vie, la prise en compte des désirs, des envies, des aspirations est primordiale.
Pour Amartya Sen, il ne s'agit pas de considérer toutes les aspirations comme légitimes mais uniquement celles qui permettront à une personne de trouver une reconnaissance raisonnable de ses choix au service de l'autonomie et de la dignité.
Si le concept des capabilités développé par Amartya Sen se réfère aux politiques sociales, il pourrait tout aussi bien convenir aux personnes âgées vivant en établissement ou aidées par les services, notamment lors de l'écriture des projets personnalisés. Notons au passage que seules ces personnes, très minoritaires dans la population française, doivent avoir des projets de vie, et les avoir écrits... Ami lecteur, je doute que vous ayez écrit le vôtre !
Les repérages non seulement des capacités existantes mais aussi des choix valorisants de la personne permettraient aux résidents de disposer d'une vie, voire d'une fin de vie, s'appuyant sur des raisons de bonifier celle-ci.
Au lieu de dévider une liste de possibles (marche seul, mange seul, est continent, etc.) non pas à la Prévert mais selon AGGIR, se positionner pour reconnaître à chacun ce qui valoriserait le temps, long ou court, lui restant à vivre, autoriserait cet accompagnement individualisé dont on nous rabâche les oreilles mais qui n'est guère perceptible lorsque l'on prend connaissance de ces projets qui n'en sont pas toujours.
Certes, les croix sont bien positionnées en face des questions mais à quel moment le personnel peut-il prendre le temps de réellement s'enquérir des souhaits, des désirs et de co-construire un projet individuel, ayant du sens, valorisant, évalué régulièrement ? Qu'en est-il de ces libertés de mener une vie que l'on a des raisons de valoriser ?
Accepter pour les uns, écouter pour les autres
Fort peu de projets disposent de réelles questions ouvertes et quand on lit « ici je me sens en prison » que peut faire l'équipe ? Il n'est certes pas valorisant de terminer ses jours comme détenu. Si l'accompagnement de chaque personne est optimisé, l'équipe devra pourtant agir pour sortir ce prisonnier de son enfermement, réel ou supposé, au-delà des écarts, bien vivants ceux-là, entre les souhaits et les réalités pratiques.
Nous savons tous que le premier désir est le retour chez soi, le plus souvent impossible. La différence entre comprendre et accepter pour les résidents et celle entre écouter et entendre pour les aidants professionnels et familiaux reste bien présente. Sans oublier la subjectivité : quel voyant peut se représenter l'expérience intérieure d'un aveugle ? Comment expliquer la verticalité, le sol sous les pieds à une personne qui n'a jamais marché ?
De plus, les salariés ont des rythmes et une temporalité différents : « Je dois avoir terminé les toilettes dans 30 minutes - aidez-moi - dépêchez-vous ». Qui sait ce que pense la personne qui entend ce discours une, voire plusieurs fois par semaine ?
La qualité de vie est à l'honneur et les responsables qualité font flores dans le secteur médico-social. Mais comment mesurer la qualité de vie de l'autre alors que l'on a déjà parfois bien du mal à mesurer la sienne ? L'accompagnement est un métier difficile et contraignant, surtout si les moyens sont restreints. Il faut être un peu schizophrène pour travailler en EHPAD ou pour un SAAD car cela induit, entre autres, d'accélérer quand on n'est pas avec la personne et de décélérer lorsqu'on est avec elle... Prendre le temps, faire avec et non à la place, rassurer, écouter et répondre sont des préceptes fondamentaux mais trop peu souvent réalisables.
Défendre le concept de lieu de vie
La loi d'adaptation de la société au vieillissement de la population rappelle que « la personne âgée en perte d'autonomie a droit à des aides adaptées à ses besoins et à ses ressources, dans le respect de son projet de vie, pour répondre aux conséquences de sa perte d'autonomie, quels que soient la nature de sa déficience et son mode de vie ». Un peu comme tous les sans-abris qui dorment sous des tentes dans la rue ou dans leur voiture ont un droit au logement ...
Si la prise en compte des capabilités gouvernaient, autant que faire se peut, le projet d'établissement et les projets individuels, l'envie de vivre pourrait devenir prégnante dans ce que certains appellent encore des mouroirs. Nous, professionnels, savons que ce sont des lieux de vie et en défendons le concept mais est-on bien certain que chaque résident dispose des libertés l'autorisant à mener une vie qu'il aurait des raisons de valoriser ?