La soudaine dissolution de l'Assemblée nationale vient rebattre les cartes législatives. Exit donc le vote imminent du projet de loi sur l'accompagnement des malades et de la fin de vie. Tanguy Chatel, sociologue, confie toutefois à Géroscopie son analyse sur l'impact d'une telle loi. Entretien[1].
« Nous avons un devoir de vigilance face à des effets d'annonce »
Le vote solennel de la loi avait été repoussé au 18 juin pour laisser du temps aux débats. À quoi pouvions-nous nous attendre ?
Nous pouvions craindre que la loi soit déjà ficelée. Or les députés se sont emparés du sujet. Je salue l'intensité des débats, passionnés, passionnants, et loin d'être achevés. Les apports sur les soins palliatifs sont significatifs. Citons par exemple l'introduction de la notion de souffrance spirituelle ou l'idée d'une loi de programmation qui, sans être une garantie absolue, limite les effets d'annonces budgétaires susceptibles d'être remis en question l'année suivante. On observe une forme d'appropriation de ce que sont réellement les soins palliatifs alors que le gouvernement avait tendance à les réduire à de « simples » soulagements de la douleur. Les députés sont aujourd'hui capables de défendre le sujet, dans toute sa complexité.
Le gouvernement s'est toutefois, et à sa propre surprise, laissé déborder. C'est le signe que nous sommes très loin d'atteindre une forme de convergence. Produire un texte stabilisé semble donc assez peu probable dans l'immédiat mais il est rassurant de constater que la population, les journalistes et les politiques montent en compréhension de ce sujet.
Pensez-vous que la population soit mobilisée sur ce thème ?
Nombre d'associations, de tous bords, mènent des débats publics, dans les territoires les plus reculés. Ce n'est donc plus une affaire d'experts. La population, comme les professionnels de santé, semble concernée, peut-être parce qu'on l'effraie, mais les questions posées sont intéressantes, d'ordre politique, éthique, juridique. On n'est plus dans le témoignage émotif, sans distance par rapport au sujet.
Peut-il s'agir d'un effet post covid où le citoyen interroge l'éthique et la réponse politique ?
La population a certainement pris conscience pendant la Covid que la santé d'une personne ne pouvait se résumer à sa seule santé physique, mais qu'il fallait intégrer sa santé psychique, sociale, relationnelle... Elle s'est émue des réponses proposées et y a vu la nécessité de réintroduire la mort dans la conscience individuelle. Je continue de penser qu'il n'y a pas d'urgence à légiférer, mais bien à faire monter en niveau d'intérêt et de connaissances la population et les professionnels sur un sujet qui est au coeur de la société. Plus le processus législatif durera, plus les gens seront sensibilisés.
Les plus âgés ne sont-ils pas menacés en première ligne ?
Le Cercle Vulnérabilités et Société s'est déjà inquiété de ce sujet. Les soignants sont dans l'accompagnement, pas dans la gestion de la fin de vie. Cette loi risque d'aggraver la crise des personnels et de fragiliser la situation des professionnels de santé au sens large. Ces paramètres n'ont absolument pas été pris en considération dans l'élaboration de cette loi. Le sujet du deuil par exemple en est totalement absent. Or, en Ehpad, il va toucher aussi bien les familles, les résidents que les soignants eux-mêmes qui année après année ont tissé des liens forts avec les personnes dont ils prennent soin. Comment les accompagne-t-on ?
Cette loi vient satisfaire le droit individuel « c'est ma vie, mon autonomie, mon corps ». Mais aucun effet collatéral n'a été suffisamment travaillé, dont les effets sur le collectif.
Vous aviez alerté le gouvernement sur le caractère strict des critères qui n'étaient pas tenables. Pourtant la commission spéciale de l'assemblée a durci le texte...et supprimé la collégialité au profit d'un simple avis pluriprofessionnel...
C'est très choquant. Le travail réalisé avec la loi de 2005 puis la loi de 2016 sur la collégialité est aujourd'hui ramené à son point d'origine. L'avis de deux professionnels est loin de représenter la collégialité. Sans compter que les personnes ne connaissent pas le dossier pour ne pas être juges et partis. Les années de formation proposées pour que les professionnels intègrent dans leur exercice cette évidence de la collégialité sont en train d'être revisitées. Cette nouvelle loi vient donc bousculer un écosystème patiemment construit entre les résidents, leurs proches et les professionnels de santé.
Comment se fait-il que les professionnels de santé se sentent si peu entendus dans un débat qui les implique tant ?
C'est toute l'ambivalence de notre système de santé. D'un côté, on adore nos soignants qui nous soulagent, d'un autre côté on les craint car on suppose qu'ils pourraient prendre des décisions sans nous y associer. Nous sommes en train de purger un paternalisme médical qui n'a plus sa raison d'être aujourd'hui, mais on ne sait plus très bien pour autant quel rôle attribuer aux soignants. En tous cas, ils ne font plus partie de la co-décision. C'est la revanche du patient. Dans ce projet de loi, on sollicite les soignants à des fins de commission d'un acte mais sans considérer leurs objections. La seule voix qui compte est celle du patient, alors même qu'il va passer d'une situation où il a besoin du soignant et lui fait confiance, à une situation où il va lui contester son pouvoir. On essaie là encore de mûrir la relation entre le patient et le soignant, mais il ne faudrait pas qu'on rebascule dans l'excès inverse de celui qu'on a connu pendant des siècles. L'objectif est une rencontre pacifiée pour que l'acte de soin soit une co-décision.
Les médecins de soins palliatifs signalent pourtant qu'un patient soulagé de sa souffrance ne demande souvent plus à mourir...
On veut désormais expérimenter la voix de l'individu souveraine. On se dirige vers un système plus libertaire, un modèle anglosaxon où chacun est responsable de sa vie et où le collectif est moins structurant.
La loi de 2002 permet au patient de refuser tout traitement. Le projet de loi actuel ne peut donc pas imposer un passage par les soins palliatifs, avec soulagement de la douleur et soutien psychologique. Le patient a le droit de le refuser, considérant que les soins palliatifs prolongeraient encore un peu plus un processus, alors qu'il a déjà pris sa décision. Les soins palliatifs ne pourront devenir qu'optionnels, dans un cadre où ils seraient insuffisamment développés et insuffisamment accessibles.
Dans le même temps, on crée un droit opposable...
Ce droit opposable est une structure théorique, un alibi. C'est juste le moyen de poursuivre en justice le gouvernement dans le cas où on aurait souhaité bénéficier de soins palliatifs sans trouver de structures disponibles. Mais personne ne peut exiger d'être admis en soins palliatifs s'il n'y a pas de place. Le droit opposable butte sur la réalité de l'offre.
Certains professionnels de santé espèrent un engouement pour les soins palliatifs. Cela pose la question des moyens financiers pour les développer dans un contexte budgétaire extrêmement tendu où toutes les raisons sont bonnes d'investir ailleurs. La loi de programmation pluriannuelle n'est pas engageante car le député reste annuellement souverain dans la loi de finances et peut revenir sur des lois de programmations s'il le juge nécessaire. L'autre question majeure concerne la pénurie de ressources soignantes. Comment ouvrir des unités de soins palliatifs sans personnel ? Tant qu'on n'instaure pas une politique d'attractivité des métiers du soin, on n'aura pas de politique de développement des soins palliatifs.
On note quand même une volonté de développer les soins palliatifs...
Oui, je pense que c'est une volonté de bonne foi. Mais les moyens sont insuffisants. 1 milliard d'euros sur 10 ans, c'est 100 millions par an. Il faudrait au moins 100 millions par an de plus, ne serait ce que pour faire face aux besoins actuels. Or, les besoins sont croissants, liés à la chronicisation des maladies et au vieillissement de la population. Les 100 millions ne pourront déjà pas absorber la demande. On est donc sur une diminution de l'offre palliative, même avec 100 millions supplémentaires. Nous avons un devoir de vigilance face à des effets d'annonces.
On entend que la France est en train de devenir le pays au monde le plus permissif en matière d'aide à mourir ?
Le CCNE avait ouvert la possibilité au suicide assisté (modèle Oregon) mais pas à l'euthanasie. Dans le projet de loi initial, l'euthanasie était une option par exception, mais les amendements votés mettent à parité l'euthanasie et le suicide assisté. Or, on sait que dans tous les pays où les deux options sont possibles, l'euthanasie est systématique car il est plus facile de demander à quelqu'un de réaliser le geste mortel que de l'effectuer soi-même.
La maladie psychique est pour l'instant exclue, mais c'est artificiel, car les maladies psychiatriques sont des maladies physiques (le cerveau est un organe) et la porosité entre les souffrances physiques et psychiques s'exerce dans les deux sens. Cette dichotomie nie l'expérience de la souffrance globale que les soins palliatifs ont pourtant clairement identifiée.
Ces critères risquent de rapidement voler en éclats et amener notre pays à rejoindre les postures d'états particulièrement permissifs comme le Canada ou les Pays-Bas.
Que pensez-vous de l'évocation des directives anticipées et des soins palliatifs dès l'annonce du diagnostic ?
C'est très intéressant car la recherche internationale a montré que plus les soins palliatifs sont installés tôt (avant même que la maladie soit déclarée incurable), plus on améliore le confort et l'espérance de vie des patients, et meilleures sont les chances de rémission, et donc de guérison. Pour des raisons de psychologie sociale, on enferme les soins palliatifs dans le champ de la fin de vie, et on exonère ainsi les professionnels de santé de se former. On les prive, ainsi que l'ensemble de la population, de se saisir du sujet de la mort et de la fin de vie comme un élément structurant de la vie en société puisqu'on en fait un élément technique mis en oeuvre par des professionnels et qui ne concerne que les 12 derniers jours de la vie. On a reculé, oubliant que les soins palliatifs sont un accompagnement de la souffrance globale et systémique.