Un article publié par une journaliste de renom dans un journal du soir a fait grand bruit cet été. Intitulé, " On ne les met pas au lit, on les jette ", il a contribué à ce que toute une profession se voit accusée et mise dans le même sac. Une aubaine dans la torpeur médiatique de l'été.
On ne les met pas au lit, on les (re)jette
Fin octobre, un documentaire assez singulier sur le monde des maisons de retraite fut diffusé dans " Pièces à conviction ". Il s'agissait plutôt de " Faites entrer le procureur " ! Bref, le temps médiatique n'est pas flatteur pour le monde de l'accueil des aînés très fragilisés...
Il est de bon ton, dans les dîners en ville ou sur les médias, de s'apitoyer sur les personnes âgées dites dépendantes, comme si nous n'étions pas tous dépendants les uns des autres, et sur le sort qui leur est réservé. La génération du baby-boom, accédant elle-même à la retraite, découvre avec effroi qu'elle doit prendre en soin ses parents âgés. Et qu'elle risque elle aussi de prendre de l'âge... Des intellectuels, des politiques, des décideurs, qui avaient chassé la vieillesse et la fragilité hors les murs, invisibles à toute représentation médiatique et loin de leur quotidien se mettent, avec l'âge, à la redécouvrir, avec son cortège de réponses pré-formatées et de représentations négatives, fausses et datées qui sur l'enfermement des aînés dans des lieux indignes, qui sur le " tsunami gériatrique " menaçant le pays, qui - c'est très à la mode aujourd'hui- sur les privilèges et la richesse des retraités, qui sur le conservatisme " par nature " des seniors... La société française découvre qu'elle vieillit et qu'elle n'y est pas préparée. Depuis le rapport Laroque de 1962, l'incapacité criante du politique de mettre à niveau un système de protection sociale prenant en compte la longévité devient chaque jour plus douloureuse.
Au milieu de cette tourmente, des professionnels de l'accompagnement
Sans cesse critiqués, toujours montrés du doigt, en particulier lors d'un incident dramatique, oubliant que la grande majorité des cas de maltraitance se produit dans le huis-clos des familles, ou d'une grippe hivernale mortifère pour quelques centaines de personnes très âgées, oubliant que la surmortalité liée à la grippe touche chaque fois des dizaines de milliers de Français, ces professionnels et leurs établissements, portant le doux nom d'EHPAD, sont assimilés à de vulgaires " employés de mouroirs ".
Oui le sous-effectif est souvent une réalité, oui, il y a des manquements dans l'accompagnement des aînés, oui, c'est certain, ces métiers sont trop souvent peu et mal payés. Pas besoin de caméras cachées ou de discours démagogiques, juste pousser la porte d'une maison de retraite, pour découvrir des personnels complètement imprégnés de fortes valeurs personnelles et collectives, soucieux et attentifs à cette grande fragilité de l'âge, à l'écoute du moindre souffle, jusqu'au dernier. Ces lieux de vie, mais aussi " de fin de vie " que sont les maisons de retraite regorgent de passion, d'engagement, d'inventivité, de créativité, de volonté de tout faire pour préserver et soutenir les capacités et la dignité de leurs " clients ". Il est facile de débarquer dans une maison de retraite et de constater, à l'instant T, une personne isolée ou en souffrance. Il est sans doute moins facile de tenter de comprendre, au jour le jour, et la nuit, oui surtout la nuit, dans un métier opérationnel 7 jours sur 7 et 24h sur 24, comment s'opère cet accompagnement quotidien complexe et subtil d'une personne âgée en perte de capacités et d'autonomie, jusqu'à son dernier jour...
A qui la faute ?
Et si la société française, qui découvre péniblement son grand âge, se dédouanait de sa responsabilité vis-à-vis des aînés en déchargeant sa mauvaise conscience sur les " industriels " du secteur ? Tous les maux reviendraient aux EHPAD qui s'enrichiraient sans vergogne sur le dos des vieux parents qu'on leur confie en contractant les effectifs et en réduisant les prestations. En oubliant que les personnes accueillies sont le plus souvent très fragilisées et de moins en moins autonomes. Ce qui rend plus difficile de favoriser un projet de vie. Le choix a été fait de surmédicaliser les établissements mais sans prévoir les financements associés ni favoriser l'emploi dans ces secteurs. Sans saisir, non plus, que pour une part la réponse n'est pas médicamenteuse ni médicale mais d'abord fondée sur l'accompagnement et l'écoute.
Faut-il aussi rappeler que les ressources humaines allouées aux EHPAD proviennent de l'argent public ? Cela selon des règles strictes d'affectation de ressources (infirmières, aides-soignantes, médecins...) définies par l'Etat lui-même selon le déficit d'autonomie et en fonction des pathologies constatées chez la personne âgée. Les EHPAD, publics ou privés, remplissent une mission d'intérêt général et sociale, en apportant à leurs clients le meilleur service possible en fonction des moyens alloués. Le prix de l'hébergement est souvent mis en avant par la bien-pensance anti-EHPAD comme trop élevé et indu, sans s'interroger sur le coût réel d'un hébergement à temps complet, qui plus est dans un univers très normé, sans voir que le coût pour la collectivité de l'assistance à domicile ou du délaissement de personnes âgées est bien plus élevé. Sans saisir que ce secteur est créateur de centaines de milliers d'emplois. Il faudrait aussi s'interroger sur la logique de renforcer la précarisation des retraités (baisse du niveau des retraites, hausse de laCSG sur les petites pensions) qui rendra encore plus compliquée pour eux la possibilité de financer leur avancée en âge.
A quand un vrai débat ?
Avant de jeter l'opprobre sur toute une profession, transformée en un trait de plume en machine infernale à broyer, il serait souhaitable d'ouvrir un vrai débat national sur la prise en soin des aînés et revaloriser les métiers de l'accompagnement, qu'elle soit en maison de retraite ou à domicile, qui sont un formidable gisement d'emplois et d'épanouissement professionnel pour de nombreux employés, heureux d'accompagner dans la dignité ceux qui les ont précédés dans la construction de notre société. On ne peut - ni on ne doit- oublier que certaines de ces femmes et ces hommes sont très souvent en souffrance, en particulier lorsque le management n'est pas à la hauteur. Ils peuvent être fragilisés culturellement et socialement, et vivre des situations personnelles parfois très délicates. Difficile aussi de ne pas signaler combien ces personnes - quel que soit le niveau hiérarchique- subissent trop de directives normatives incompréhensibles, et doivent trouver l'équilibre entre les demandes et représentations des familles inquiètes, trop ou pas assez présentes, et les attentes et volontés des résidents dont le libre arbitre doit être respecté et soutenu.
Il serait bon aussi de s'interroger sur les dérives administratives et normatives qui conduisent les établissements à investir toujours plus dans le contrôle de gestion au détriment du soin. Il serait bon aussi de s'interroger sur des logiques d'organisation parfaitement obsolètes. Il serait bon de penser et utiliser les technologies comme des alliés des aînés, des familles et des personnels, et non comme des concurrents ou des surveillants. Il serait bon de penser le parcours résidentiel global de l'aîné fragilisé ou non, entre domicile adapté et adaptable, lieux d'accueil et de loisirs, de participation et de lien social, plate-forme de soins médicalisés et d'accompagnement... Il serait bon de construire un projet de société commun autour de la longévité en s'appuyant sur les logiques de territoire et de solidarité intergénérationnelle de proximité, en soutenant le développement et la formation d'équipes mobiles spécialisées et la mutualisation de plates-formes de soins et d'accueil, et en favorisant, dans de bonnes conditions, l'hospitalisation à domicile, qui concerne aussi le monde des Ehpad. Il serait bon de faire, enfin, de la prévention, une priorité majeure.
La société de la longévité ne se construira pas dans l'affrontement et la représentation négative, mais dans de nouvelles formes d'association et de mutualisation, de compréhension et de solidarité.
Serge Guérin,
Sociologue, directeur de MBA " Directeurs des établissements de santé ", Inseec Paris
Co-auteur de " La guerre des générations aura-t-elle lieu ? ", Calmann-Levy