Alors que s'achève la 3e semaine de lutte contre la dénutrition[1], le Pr Éric Fontaine, médecin au CHU de Grenoble (38) et président fondateur du Collectif de lutte contre la dénutrition, confie à Géroscopie ses attentes pour prévenir et prendre en charge cette maladie.
« On peut encore mourir de dénutrition en France aujourd'hui »
Vous proposez chaque année une semaine de lutte contre la dénutrition. Quel est son objectif ?
Cette 3e édition porte une ambition claire : faire connaître cette maladie pour qu'on se donne collectivement les moyens de mieux traiter les patients. En 2015, nous avons constaté avec la société francophone nutrition clinique et métabolisme (SFNCM), dont j'étais président, que la dénutrition n'était jamais discutée. Elle était perçue comme un symptôme et non comme une maladie avec un diagnostic, un traitement, un pronostic. Nous avons alors créé un collectif citoyen, ouvert à tous, pour s'emparer de cette question et commencé à fédérer des professionnels, des familles, des aidants... Tous percevaient la dénutrition comme un sujet important mais chacun cherchait ses propres solutions de manière isolée. Il s'agissait donc avec ce collectif de faire progresser la reconnaissance de cette maladie.
Quelles sont les missions de ce collectif ?
Il a deux objectifs principaux : faire connaître la maladie auprès du grand public, et rappeler à nos collègues soignants l'importance de la nutrition dans la prise en charge des malades. À force de lobbying politique, nous avons été reçus à la DGS par le Pr Jérome Salomon, qui nous a confirmé la mise en oeuvre d'un 4e Plan national de nutrition santé et nous a invités à formuler des propositions. Parmi elles, une semaine nationale de lutte contre la dénutrition, que le ministère nous a chargés d'organiser. Depuis, nous diffusons de la documentation et construisons des outils dont les professionnels peuvent s'emparer pour organiser des actions sur le terrain.
Comment définir la dénutrition ?
C'est une maladie qui touche 2 millions de français. Elle est souvent secondaire à une première maladie, un traitement ou une situation sociale, psychologique ou psychiatrique qui perturbe l'appétit. Le problème n'est pas l'accès à la nourriture mais l'absence de faim, dont la conséquence est potentiellement grave. On peut mourir de dénutrition dans nos pays « développés ». Il est urgent de reconnaître la dénutrition comme une maladie.
Les professionnels se sont-ils emparés des outils mis à leur disposition ?
Nous sommes entre deux gués. La situation est meilleure qu'il y a trois ans mais nous sommes encore loin du compte. Du point de vue des soignants, c'est un problème de segmentation de la médecine. En dehors des médecins généralistes, les professionnels qui examinent l'individu dans sa globalité sont finalement ceux qui s'occupent des deux extrémités de la vie, les pédiatres et les gériatres. Le cancérologue voit bien que son patient maigrit mais il l'impute au cancer ou à son traitement. Il faut comprendre que le traitement de la dénutrition ne consiste pas à guérir la maladie initiale. Car la dénutrition peut s'autonomiser. L'important est de la reconnaître comme une maladie complémentaire, potentiellement mortelle. En général, un patient dénutri meurt d'infection pulmonaire (Covid, grippe...) car les défenses immunitaires baissent lorsqu'on est dénutri. La causalité est difficile à percevoir. C'est là que la maladie est pernicieuse.
Mais plus on en parlera, plus le grand public demandera à être dépisté. Or le dépistage est extrêmement simple. Il suffit de?se peser.
Nous revendiquons aussi que les soins des diététiciens en ville soient reconnus lorsqu'ils prennent en charge des pathologies, sous réserve qu'un diagnostic de dénutrition ou d'obésité soit posé naturellement. De même pour le sport sur ordonnance. Si l'on considère que le soin est utile, il faut le rembourser à hauteur du service rendu.
Quand considère-t-on qu'il y a dénutrition ?
On parle de dénutrition lorsqu'on enregistre une perte de 5 % du poids habituel en un mois, ou 10 % du poids en 6 mois. C'est un amaigrissement rapide. Mais 5 % de 80 kg, cela ne fait que 4 kg, ce qui ne paraît pas énorme. On dit aux gens que s'ils perdent plus de 3 kg, il faut s'inquiéter. Ils sont soit en cours de dénutrition, soit dénutris. Beaucoup de gens n'osent pas se peser car ils redoutent la prise de poids. On les culpabilise de grossir, jamais de maigrir alors que c'est beaucoup plus dangereux. Ça tue beaucoup plus rapidement. Notre société est bombardée d'injonctions à ne pas grossir. « Il ne faut pas manger trop gras, trop salé, trop sucré ». Le problème, c'est le « trop ». Personne ne comprend ce que cela signifie. Tandis que sucré, salé, gras, tout le monde comprend. Le PNNS (programme national nutrition santé) précise qu'il ne faut pas stigmatiser les aliments, pourtant les gens ont intégré qu'il ne faut pas manger de sucre, de sel, de gras.
Entre l'âge de 20 ans et l'âge de 60 ans, ce n'est pourtant pas étonnant de prendre une vingtaine de kilos. Les messages sanitaires diffusés sur toutes les publicités alimentaires sont destinés aux bien portants (les enfants, les ados et les jeunes adultes), et non aux malades ou aux personnes âgées.
Il faut retenir qu'un adulte doit avoir un poids globalement stable et consulter son médecin s'il grossit ou maigrit.
Comment améliorer cette question en Ehpad ?
Cela dépend des Ehpad. Les professionnels que je rencontre sont très motivés. Mais je ne sais pas aujourd'hui s'ils sont représentatifs. L'enjeu en Ehpad me semble être davantage un enjeu de plaisir. La moyenne de vie y est de deux ans, soit 1 400 repas si on ne considère pas le petit-déjeuner. Sans paraître cynique, il me semble plus important de privilégier le plaisir que de se prémunir à tout prix des fausses routes en proposant des repas mixés. Il faut peut-être se reposer la question de l'utilité de tous ces régimes mixés qu'on impose aux résidents.
Vous pointez un déficit en protéines en Ehpad et demandez un cahier des charges nutritionnel avec des seuils minimaux en calories et en protéines.
Il y a derrière cela un problème d'ignorance de ce qu'est la nutrition. Certains textes pour la restauration collective pointent la question du grammage et de la variété. Seul le poids du plat est comptabilisé. L'eau est parfaite pour cela. Or un bouillon clair et un bouillon contenant des oeufs ou du fromage n'ont pas les mêmes vertus nutritionnelles. Nous invitons donc les établissements à faire analyser la composition des plateaux-repas. On s'est rendu compte au CHU de Grenoble qu'il y avait beaucoup de volume mais pas assez de calories. Les résidents ont besoin d'au moins 2 000 calories par jour, et un minimum de protéines, le tout rapporté dans un petit volume car les personnes ont des petites faims, mais un besoin énergétique important. L'alimentation d'une personne âgée n'est pas comme celle d'un adulte actif. Elle doit commencer ses repas par la charcuterie, le fromage et finir par la salade. Mais la vraie difficulté, c'est de faire manger quelqu'un qui n'a pas faim.
Vous avez lancé cette année un outil d'autodiagnostic pour le grand public. Une manière de responsabiliser tout le monde ?
Personne n'a le monopole du dépistage d'une maladie. Para-D est un outil très simple qui facilite l'interpellation de son médecin et invite à systématiser la pesée lors des consultations. En cas de perte de poids, il faut ensuite chercher la cause. L'amaigrissement est toujours lié à une maladie, organique ou psychique.
À la veille des fêtes de fin d'année, avez-vous un conseil nutritionnel à donner ?
Faites-vous plaisir ! Avant, pendant ou après les fêtes. À condition de vous écouter et de rester raisonnables.