Dans le n° 145-décembre 2022  - Éthique du soin  14322

Bientraitance ou maltraitance : une question de territoire

Les professionnels de l'Ehpad se révèlent parfois circonspects, voire agacés, face aux termes de bientraitance ou maltraitance. En cause, des discours moralisateurs, méthodes Coué ou « yakafokon » d'idéologues prophétiques plus intéressés par la rentabilité de leur modèle que par le bien-vivre dans l'établissement. Alors bientraitance ou maltraitance, de quoi parle-t-on vraiment ?

La bientraitance, en Ehpad ou ailleurs, n'est ni une théorie, ni un idéal. Elle correspond à des actes qui concernent l'accompagnement des personnes âgées qui ont besoin d'aide, d'appui voire de secours quand elles entrent en Ehpad pour avancer, dans un cadre que l'on voudrait serein, vers la fin de leur vie qui se conclura évidemment par la mort.

De son côté, la maltraitance correspond également à un ensemble d'actes. Mais ils résultent du risque de banalisation de l'humain qui peut apparaître quand 60, 80, 100 résidents ou plus vivent dans un cadre institutionnel.

Précisément, les résidents sont des personnes âgées vulnérables en perte d'autonomie, et dans des états parfois cumulés de perte d'autonomie physique, psychique, voire affective quand pour certaines d'entre elles il n'y a pas ou plus de famille attentive.

Ce contexte est loin d'être gai et devient lui-même générateur de difficultés inhérentes aux situations lourdes et écrasantes auxquelles les professionnels sont confrontés quotidiennement.

Pour autant, les actes de maltraitance auxquels je fais référence dans cette réflexion n'incluent pas des gestes volontairement maltraitants ou malfaisants. Si de tels actes devaient exister, ils seraient répréhensibles et sévèrement condamnables. Les médias, qui en font leurs unes ou des émissions à la recherche d'audimat, prennent ainsi la responsabilité de faire de ces actes odieux et marginaux une constante instillant dans le regard de tous (dont les usagers) la suspicion, la méfiance et le doute.

Devant le risque de banalisation de l'humain : la vigilance éthique

Le risque de banalisation de l'humain dont je parle est sans rapport en Ehpad avec cette sorte d'intention malfaisante de la part des professionnels de santé. Le risque de banalisation de l'humain est plutôt lié au déficit de vigilance éthique.

L'exercice de la vigilance éthique dans le champ professionnel de la gérontologie permet de construire :

- des « garde-fous » pour prévenir les actes qui émergent du territoire de la maltraitance ;

- ou des palissades amovibles pour agrandir le territoire de la bientraitance d'où viennent les actes vrais et attendus de toute humanité.

La vigilance éthique rejoint très concrètement « la visée éthique » de Paul Ricoeur qui en constitue l'ancrage référentiel.

La visée de la vie bonne en Ehpad

La visée éthique permet de considérer ce que Ricoeur appelle « la visée de la vie bonne » par autrui (les professionnels) pour autrui (les résidents) dans des institutions justes, c'est-à-dire appropriées. L'Ehpad est-il alors l'institution appropriée ?

Il le devient par nécessité, une prise en charge à domicile atteignant ses limites avec des aidants familiaux usés 24h/24.

Dont acte ! Le parent très âgé entre en Ehpad pour y vivre le reste de son âge...

Dès lors, l'Ehpad est-il approprié comme institution juste ? Ou l'est-il juste comme institution appropriée ?

C'est moins évident :

- si on se réfère aux ressources humaines entre effectifs et absentéisme ;

- si on regarde les ressources matérielles et les dysfonctionnements structurels internes ;

- si on questionne le fonctionnement ou le recours opportun aux différentes instances organisationnelles intermédiaires qui devraient, qui pourraient apporter des améliorations aux manquements avérés.

Le second aspect de cette visée éthique se situe du côté de l'intention individuelle en tant que conscience professionnelle en direction d'une chose à faire par un professionnel qui intervient « à l'instant t » du moment de la vie d'une personne âgée dépendante en institution. Ici, se questionne la présence du professionnel dans son activité d'accompagnement pendant qu'il réalise ses actes.

Vers la vigilance éthique

À partir de cette visée éthique qui impose la vigilance éthique, les Ehpad et les professionnels qui y travaillent sont les espaces et les acteurs du maintien de l'autonomie. Pour y parvenir (de concert) ce sont avant tout des lieux et des acteurs de la bientraitance.

Et pour finir sur cette caractérisation qui combine le professionnalisme des Ehpad avec la professionnalité des acteurs, je dirais presque en apothéose que dans ces institutions, ce sont les professionnels de la gérontologie qui font EXISTER les personnes âgées dépendantes.

Ce n'est pas peu dire quand on se souvient qu'EXISTER est composé de ex (hors de) et de sistere (être dans un état). « Être dans un état hors de... ». Mais hors de quoi ? De la Mort, oui.

N'est-ce pas souligner le sens profond de l'implication dans les métiers du soin et de l'accompagnement en Ehpad ?

Dès lors, la limite entre le territoire de la bientraitance et celui de la maltraitance interroge directement l'activité d'accompagnement réalisée par ses opérateurs de métier.

Pour identifier la position occupée, une question

Est-ce que je prends en compte « le besoin d'auto-détermination[1] » de la personne âgée pour réaliser ce que je fais avec elle ? En d'autres termes, à travers mon geste la personne est-elle à l'origine de son propre comportement ?

À l'instant t...

Si la réponse est non, cela veut dire que « je fais à sa place, justifiant cette position par le manque de temps ». La personne âgée n'a déjà plus sa place. Je travaille à partir du territoire de la maltraitance.

En effet, si dans mon activité d'accompagnement, je juxtapose des actes techniques pour la personne âgée sans la rencontrer, cela signifie en filigrane que le résident devient un objet de soin qui n'existe pas pour lui-même, mais qui justifie mes actes et il est seul(ement) là !

Si la réponse est oui, cela traduit que « je m'en donne les possibilités ». Avec mes actes techniques, je donne aussi mon attention (soin) à une personne dont je ne banalise à aucun, instant t, l'humanité. Je travaille « en proximité de » cette personne âgée dépendante et j'investis ainsi le territoire de la bientraitance à partir duquel chaque professionnel construit, grâce à son implication, le sens de sa participation à l'humanisation des Ehpad comme des lieux de vie dans notre société.

Les Ehpad sont des lieux de vie dans lesquels deux territoires sont possibles à chaque instant.

Soyons vigilant(e)s, c'est surtout une question de territoire.


Gabriele Di Patrizio

Directeur IFOSEP ®

PhD; Lisec UR 2310, Université de Strasbourg. Chercheur-associé, membre du Réseau Philosophie de l'Éducation en Praxis ("RephedenPrax") du "Laboratoire de Recherche en Philosophie Pratique", L.R.Ph.P.

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