Dans le n° 97-octobre 2018  - Pr Régis Aubry, Chef du service des soins palliatifs du CHU de Besançon. Membre du Comité consultatif national d'éthique.  10099

C'est une illusion de penser que la loi pourrait résoudre les questions relatives à la fin de vie

Pour préparer la révision des lois de bioéthique, le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) travaille depuis plusieurs mois. Il a présenté mardi 25 septembre son avis sur des sujets sociétaux variés, de la PMA à la fin de vie. Le point avec le Pr Régis Aubry.

Le CCNE vient de rendre un avis sur les questions de fin de vie. Quelles sont ses positions et orientations ?

Le Comité a conclu après moults débats qu'il n'était pas nécessaire de modifier la loi. En revanche, nous insistons sur « l'impérieuse nécessité que la loi (Clayes Leonetti) soit mieux appliquée et mieux respectée ». La loi Clayes Leonetti renforce les droits des personnes malades ; elle instaure notamment un droit du patient à une sédation profonde et continue en phase terminale. Pour ce faire, nous alertons sur la nécessité d'augmenter les moyens des services de soins palliatifs, qui connaissent une « grave insuffisance », et de mieux les répartir sur le territoire. Nous insistons sur la nécessité de réinterroger ce terme. Il est essentiel d'« Enseigner que toute personne est digne, quel que soit son statut, quelle que soit sa condition, quel que soit son degré d'indépendance. » Nous envisageons toutefois que les textes puissent évoluer pour prendre en compte « les situations dites exceptionnelles ». Nous mènerons des travaux de recherche pour les définir plus précisément. Le CCNE redit toutefois son attachement à « l'interdit de donner la mort ».

Pourquoi la loi Clayes Leonetti est-elle encore si mal connue ?

Pr R. Aubry : C'est une loi courte et complexe. Elle touche à la question de la mort, un sujet dont personne n'a d'expérience et ne peut témoigner, qui génère beaucoup d'angoisses, de représentations, de fantasmes. Je ne dirais pas que les médecins ignorent la loi mais que la mort leur pose problème. La loi ne peut pas résoudre la question de la mort. C'est d'ailleurs une illusion de penser que la loi pourrait résoudre les questions relatives à la fin de vie, dans des champs aussi individuels que celui du rapport de l'homme avec sa propre finitude ? Bien sûr il appartiendra au législateur de définir s'il souhaite ou non faire évoluer la loi. Mais n'oublions pas que ces problématiques autour de l'euthanasie notamment, masquent une forêt de questions auxquelles on ne réfléchit pas assez. Ne faudrait-il pas s'interroger sur la fonction de la médecine par exemple, qui parfois du fait des avancées techniques et scientifiques, génère des situations insensées, pouvant conduire au désir de mort. Ne faudrait-il pas que demain le questionnement éthique soit le coeur du métier du soignant ? Ce n'est pas parce qu'on sait faire en médecine, que l'on doit faire. Ca n'est pas parce qu'on sait appliquer des techniques et des sciences qu'il faut le faire si ces applications conduisent à la souffrance. Pour moi, on est dans l'amont des questions relatives à l'euthanasie ou au suicide assisté. La conséquence est la nécessité absolue d'investir une culture palliative et un questionnement éthique qui passent par la formation et la recherche. Les débats et positions inconciliables sur l'euthanasie et le suicide assisté sont probablement liés au fait qu'étrangement, en France en particulier, nous disposons de très peu d'arguments factuels, de données issues de la recherche.

En février dernier, 156 députés ont signé une Tribune à l'initiative de Jean-Louis Touraine réclamant une nouvelle loi installant un droit au choix de mourir. Qu'en pensez-vous ?

Pr R. Aubry : Cette tribune a été publiée en plein débat des États généraux de la bioéthique. Ce temps est celui du débat, non celui de l'affirmation de positions. C'est pour nous un très mauvais exemple de démocratie participative, qu'en plein débat public, des députés signent une tribune affirmant leur position de façon presque irrévocable. Cela laisse à penser que nous ne sommes pas sur une question éthique. Mais cela fait partie d'un jeu politicien, bien plus que politique.

Les vidéos propagandes en faveur du suicide assisté se multiplient sur le web. Comment répondre à cette société qui semble craindre le vieillissement au point de choisir la mort avant même d'y être confronté ?

Pr R. Aubry : Ce phénomène est révélateur d'une poussée des individualismes dans notre société. Il met en exergue la peur de la mort et plus exactement la place qu'elle occupe dans l'inconscient. Cette évolution est très étonnante. Au sein du CCNE, on nous demande précisément de réfléchir à la place de la loi autour de ces questions éthiques. Or si la loi vise à protéger le collectif et maintenir les solidarités, elle peut tout à fait s'opposer à l'individualité. Il y a aujourd'hui une tension entre le désir individuel et la fonction de la loi qui est de s'affranchir de l'individualité pour répondre à une vision collective.

Les conséquences, l'usage d'une loi qui s'appuierait sur des convictions individuelles, pourraient être dramatiques. Il nous faut dès lors questionner le sens de la dignité. La dignité est-elle corrélée à l'autonomie ? Le devoir d'un collectif, d'une société, n'est-il pas de protéger les gens lorsqu'ils sont en situation de vulnérabilité ? Cela ne remet pas en cause les positions individuelles. Mais il ne faut pas oublier qu'entre ce que l'on projette et ce qu'il se passe dans les faits, s'écoule un temps qui est celui de la vie. Quand on craint une difficulté (en l'occurrence la mort), on peut se mettre dans une situation conjuratoire où on dit préférer mourir que de vivre d'une certaine manière. Mon expérience de médecin confronté à la fin de vie me montre que plus les gens s'approchent de la fin, plus ils interrogent la vie, plus ils oscillent entre le désir de mort et le désir de vie.

On dit aussi que quand les gens sont soulagés de la souffrance, ils ne demandent plus la mort...

Pr R. Aubry : Pour moi, le mystère est celui de la définition de la souffrance. Si on met de côté la douleur, un sous-ensemble de la souffrance qui peut nuire gravement au sens de la vie, la souffrance reste difficile à définir. Elle peut être purement existentielle. Certains souffrent car ils ne trouvent pas de sens à leur existence. La souffrance a quelque chose de très singulier. On ne peut pas la catégoriser ou la normer. Quelle utopie de penser qu'on pourrait contrôler toutes souffrances ! Je crois que nous manquons d'humilité par moment face à des questions qui dépassent la rationalité. La douleur en revanche est un des enjeux majeurs qu'il est possible de contrôler partiellement, même si ce n'est pas aussi simple qu'on le dit. Plus la science et la technique progressent, plus la médecine génère de situations de nouvelles souffrances et de nouvelles douleurs. Ce que l'on croyait acquis (l'évaluation, le contrôle et le traitement de la douleur), est à redéfinir à mesure que la médecine génère de nouvelles figures de la souffrance et de la douleur.

Pourquoi avoir confié la fin de vie à la médecine ?

Pr R. Aubry : C'est une vraie question en effet et cela concerne aussi le vieillissement. Ne sommes nous pas dans un déni collectif de notre propre finitude qui nous amène à taire la mort, à vouloir la repousser, à en confier la gestion à la médecine ? Notre société tente d'échapper à sa propre destinée au lieu de s'interroger sur ce qu'être mortel signifie, on se prend à fonctionner comme des immortels.

Dès lors que vous essayez de prendre conscience de votre finitude, vous interrogez le sens de la vie. Que signifie t-elle ? Je dis que c'est subversif parce que dans notre société, les valeurs de référence sont celles de la performance, de la rentabilité et de la jeunesse. Le but d'une vie est-il d'être performant ou d'être vivant, c'est à dire développer les solidarités, les échanges, la créativité... Dans l'avis 128 sur les enjeux éthiques du vieillissement, on s'est inquiété de voir émerger chez les personnes vulnérables un sentiment d'indignité corrélé avec la sensation d'inutilité. J'en appelle à un devoir d'inquiétude et de solidarité pour autrui, sentiment qui fonde les sociétés démocratiques. C'est très inquiétant que des personnes âgées s'estiment déjà mortes du fait du regard porté sur elles.

L'ensemble des découvertes sur les cellules souches qui permettent de régénérer les organes ne créent elles pas une illusion d'immortalité qui rendent le vieillissement et la limite physique insupportables ?

Pr R. Aubry : La tentation prométhéenne doit être interrogée. Tendre vers une forme d'immortalité créerait un désastre. Nous ne pourrions pas être immortels. Ça serait une source d'implosion de notre société. En même temps, c'est très curieux, une partie de la science et de la médecine semble vouloir tout faire pour que nous soyons immortels et en surpopulation, alors même qu'une partie de la société revendique le droit de mourir. Mais je pense qu'il s'agit là individuellement ou collectivement de mécanismes de conjuration de l'angoisse de mort.

La perte des rites et du religieux accentuent-ils l'absence de sens ?

Pr R. Aubry : La déritualisation est préjudiciable. Le rite, païen, permet de passer d'un état à l'autre, d'absorber l'angoisse liée à ces transitions. C'est ainsi que l'homme réinvente des rituels laïques. L'habillage et le maquillage des morts sont une tentative pour rendre moins difficile l'acceptation de la mort tout en semblant vouloir donner aux morts une figure de vivants. Dans les faits, le rituel est plus important que le religieux. Car si le religieux permet à l'homme d'espérer, le rituel favorise l'acceptation. Notre société exprime justement un besoin de repenser le rituel.

Comment expliquer que dans les EHPAD la mort soit toujours taboue ?

Pr R. Aubry : Les EHPAD concentrent des personnes à la fin de leur existence. Pourtant c'est là où la question de la mort se pose le plus qu'on la pose le moins. C'est à la mesure d'une dénégation collective, d'une société, qui ayant du mal à regarder la mort en face, concentre et exclue ceux qui vont mourir, les mettant à distance du regard. Il y a un énorme chantier à travailler. Il faut réfléchir aux raisons pour lesquelles nos politiques d'accompagnement du vieillissement conduisent à concentrer, et ce faisant, à exclure des personnes dans des structures. Il ne s'agit pas de critiquer les EHPAD mais de remettre en question une politique du tout EHPAD. Ne faut-il pas laisser « dans la vie » les personnes qui vont mourir de vieillesse plutôt que d'imposer du « tout sécuritaire » à tout prix ? Notre société ne s'est pas donné les moyens de penser son rapport à la mort, et elle a oublié qu'une politique d'accompagnement de la vulnérabilité et notamment du vieillissement devait respecter le choix des personnes, fusse au prix d'un risque, celui d'accélérer la survenue de la mort du fait des questions de sécurité.

L'avis rendu par le CCNE en Juillet dernier sur les enjeux éthiques du vieillissement a heurté les professionnels du grand âge. Avez-vous pu les rencontrer depuis ?

Pr R. Aubry : Je crois surtout qu'il y a eu un amalgame. Cet avis ne portait pas sur ce qui se passe dans les EHPAD, mais sur les enjeux éthiques des politiques d'accompagnement du vieillissement. On note que la France détient le record de taux de suicide autour de l'institutionnalisation, 70% des gens dans les EHPAD en France présentent des signes de dépression, la poussée du sentiment d'indignité y est massive... On ne peut pas se taire. Cela serait de la non assistance à collectif en danger. Nous sommes admiratifs du travail réalisé par les salariés dans les EHPAD et ils ne sont nullement remis en cause. Nous ne rejetons pas l'EHPAD mais voulons redire que d'autres solutions existent. Il faut regarder la mort et la vieillesse en face, les intégrer dans notre réflexion plutôt que de les exclure. Nous voulons faire reconnaître la vieillesse comme une opportunité pour réfléchir au sens de la vie. Nous voulions susciter une réaction, y compris au sein du Gouvernement. D'ailleurs c'est une réussite, même le Plan Grand Age va investir ces sujets.

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