Dans le n° 160-juin 2024  - Toucher  16810

Découvrir le corps

Toucher des corps qui ne sont ni les nôtres ni ceux des proches aimés. Les couvrir et les découvrir, au gré des soins et des besoins de chacun. Les toucher avec pudeur et respect, dans l'intimité d'une chambre. C'est notre quotidien de soignants, qui prenons soin de ceux qui ont besoin d'assistance pour les actes simples de la vie.

Actes simples mais pourtant essentiels, actes simples qui nous renvoient pourtant toute la complexité de la relation.

Corps et désaccords

Elle est toute jeune, la stagiaire Julie. Toute jeune et toute timide. Premier jour de son premier stage d'aide-soignante. Avant ce matin, elle n'avait jamais mis les pieds dans un Ehpad. Aujourd'hui, c'est une « journée découverte », et on va prendre le temps.

Première chambre, première résidente, première aide au lever. Julie se tient un peu à l'écart, suffisamment loin pour ne pas nous gêner dans nos mouvements, suffisamment proche pour nous observer. Je sens son regard dans mon dos pendant que j'aide Madame Reine à enlever sa chemise de nuit. La dame que j'accompagne, elle, ne semble pas y faire attention. Nous devisons gaiement des dernières nouvelles : son fils est passé hier, le soleil tarde à venir, le nouvel animateur est vraiment sympathique... Nous discutons de tout et de rien pendant que je l'aide à faire sa toilette et en oublierions presque la présence de Julie tant celle-ci semble vouloir se faire toute petite.

De temps en temps, j'observe ma jeune élève à la dérobée : je vois ses yeux courir très vite de mes mains à celles de la résidente, s'attarder sur ces dernières, remonter sur mes bras, redescendre sur ceux de Madame Reine. Parfois, elle s'arrête sur un détail, se fige, et son visage change. Imperceptiblement, certes, elle est trop polie pour laisser paraître quoi que ce soit, mais je reconnais ce léger voile dans le regard, ce subtil mouvement, cette moue discrète. Elle semble étonnée, presque apeurée. Je connais ce sentiment. Nous aurons besoin d'en parler. Mais pas ici, pas maintenant.

Nous continuons nos soins du matin, passant de Madame Reine à Monsieur Prince, sans oublier Madame Comte et Monsieur Baron. Aide au lever, toilette au lavabo, douche, toilette au lit, aide à l'habillage... Visages fatigués, peaux ridées, mains crispées. Corps sans décorum au creux de décors désaccordés. Julie m'a accompagnée pendant les soins du matin, est entrée avec moi dans les chambres, parfois dans les salles de bain quand les résidents étaient d'accord. Elle est restée silencieuse et songeuse, et j'ai senti sa gêne à plusieurs reprises.

C'est lors de la pause-café que nous prenons enfin le temps d'aborder sereinement le sujet qui la tracasse.

Je fais le premier pas avec une question faussement naïve : « Est-ce que tu as des questions à propos de ce matin Julie ? Est-ce que tu t'es sentie en confiance ? »

Elle hésite, rougit brièvement, respire un grand coup et finit par répondre timidement :

« Je sais que ça va te paraître un peu bizarre mais... Tu n'es pas gênée, parfois, de faire ça ? De les voir... De nettoyer leurs... enfin, tu vois... »

Oui, je vois. Leurs corps. Leurs corps nus. Avec leurs peaux marquées et ridées, leurs fluides et leurs odeurs, leurs bruits parfois. Leurs corps que je connais presque par coeur.

Je réfléchis avant de répondre. Je repense à ma propre première fois, toute jeune élève hésitant devant le lit de cette femme si vieille et si menue qui me semblait perdue au fond de ses draps. Elle perdue, et moi éperdue. Mon malaise devant sa nudité, mon dégoût quand j'avais enlevé sa protection. « Non, je ne pourrai jamais ! » avais-je pensé malgré moi dans un sursaut de honte. Et pourtant... Presque dix ans après, ces gestes sont devenus habituels, presque anodins. Que s'est-il passé entre-temps ?

Le temps qui passe, le corps qui se lasse

Je choisis mes mots pour répondre à Julie.

« Tu sais, au début, il y a de la gêne. Autant pour toi que pour eux. C'est normal. Le corps, c'est quelque chose d'intime. C'est ton enveloppe, ton histoire, ta vie. C'est ce qui te protège et pourtant, c'est aussi ce que tu exposes. Le corps nu, déshabillé, c'est le corps qui ne se cache plus. C'est la vulnérabilité. Les corps des personnes âgées, quand on n'est pas habitué, je comprends que ce soit difficile. On ne va pas se mentir, on est loin des standards de beauté, hein ! La peau lisse, les formes fuselées et impeccablement rebondies, les cheveux soyeux, les dents impeccablement blanches et alignées, tout ça, c'est la jeunesse d'il y a longtemps. Eux, ils sont vieux, fatigués, ridés, cassés, amputés parfois, leurs cheveux n'ont plus le soyeux de leurs vingt ans et leurs dents ne sont plus forcément dans leur bouche. Mais là où aujourd'hui tu ne vois que leurs corps, demain tu apprendras à les voir, eux. Le corps de Madame Reine, c'est avant tout Madame Reine. C'est une enfant qui a couru dans les rues de son village, sauté dans les flaques de boue. C'est une femme qui s'est apprêtée pour son premier rendez-vous amoureux, qui s'est maquillée et coiffée avec soin pour plaire à cet homme si galant qu'elle avait rencontré. Et après... l'amour, le mariage, et ce que font les femmes... je ne te fais pas de dessin... C'est une mère qui a accouché dans la douleur, quatre fois, et sans péridurale, tu imagines ! Une mère qui a porté ses enfants, les a bercés, consolés, aimés. C'est une ouvrière qui a usé son dos et ses mains dans des gestes répétitifs, ses doigts sont tout rétractés maintenant, tu as vu ? C'est une fille, une amie, une soeur, une voisine... C'est tout cela que son corps te raconte. Toute sa vie. Aujourd'hui, c'est une femme qui est très âgée, et tout en elle témoigne de ce qu'elle a vécu. Sa peau, ses rides, son regard, sa bouche, ses cheveux qu'elle préfère garder longs, ses mains qu'elle n'ouvre plus, ses jambes qui ne la portent plus.

Et tous, ici, ont ce corps qui parle pour eux. Comme moi. Comme toi. Quand tu prends soin de leur corps, dans un acte aussi simple que la toilette, c'est de leur vie que tu prends soin. Alors tu sais, les fluides, les odeurs, les cicatrices, tout ça... Finalement, ce n'est que l'expression de leur vie. Quand on le voit ainsi, tout devient plus simple, je t'assure ! »

Julie se tait. Elle semble réfléchir. Vie et vieillesse à corps perdus, des vies pleines et des corps qui en parlent...

Je me ressers un café, et laisse passer une longue minute avant qu'elle ne brise le silence.

« Je suis prête, on peut y retourner si tu veux. Et demain, je veux bien essayer de m'occuper de Madame Reine, si elle est d'accord. Je sens qu'elle a beaucoup de choses à raconter cette dame ! »

Je souris. Elle me plaît bien cette stagiaire, je crois qu'on va s'entendre.

Prendre soin du corps d'une personne âgée en Ehpad n'est pas chose si aisée qu'il y paraît. Là où nos gestes peuvent sembler presque mécaniques à ceux qui nous regarderaient de loin, nous y mettons pourtant toute la délicatesse de la relation unique qui se noue entre résidents et soignants : du respect, de la pudeur, de l'écoute. Parce que leurs corps sont leurs vies, parce qu'ils nous racontent leurs histoires, et parce qu'en les touchant, nous les écoutons. Toucher, écouter, et accueillir leurs expressions jusqu'au bout, corps en vie et vieillesses accordés.


Florence Fortin-Braud

Aide-soignante et assistante de soins en gérontologie. Formatrice.

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