Lieu de vie, lieu de soins, la chambre d'Ehpad est (trop) souvent à la croisée d'injonctions contradictoires. Et si on revenait à l'essentiel, la personne âgée elle-même ? Le design et son approche par l'usage permettent de la mettre au centre des projets.
Design : mettre du coeur à l'usage
Réduire le design à la décoration serait une erreur. « Designer » signifie « concevoir ». Il s'agit d'une démarche qui met l'usage au coeur de la conception d'un objet, d'un service, d'une organisation, avec des outils méthodologiques rodés : immersion du designer, mobilisation des expertises et expériences, coconstruction via des ateliers participatifs, prototypages, mises à l'épreuve in vivo jusqu'à la validation en termes de qualité d'usage. La percée du design est encore timide mais les 16 lauréats de l'original appel à projets « Handicap et perte d'autonomie : innovation sociale par le design », lancé le 22 juin 2018 par la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA), ont relevé le défi. Deux jours de visioconférences suivies par près de 700 professionnels du médico-social en ont largement témoigné les 12 et 13 janvier derniers. Repenser l'organisation d'établissements médico-sociaux et leur inclusion dans la cité ; améliorer la communication entre usagers, professionnels et famille ; permettre l'inclusion des personnes par le biais de nouveaux modes d'accompagnement ou de nouveaux objets ; fluidifier les parcours usagers... La diversité des 16 projets était là.
L'une des réalisations a attiré l'attention de Géroscopie. Non parce qu'elle porte sur la chambre... mais parce qu'elle y mène. Dans le cadre de son projet architectural de rénovation-extension, l'Ehpad André Compain géré par le centre communal d'action sociale de Saint-Michel (Charente) a voulu trouver des solutions concrètes pour améliorer les repères spatiaux (et temporels) et la signalétique de son bâtiment à l'architecture complexe, non sectorisé, qui pouvait être une importante source d'angoisse pour certains résidents passagèrement ou durablement désorientés.
Il a fait appel à l'agence Aïna, qui aide les structures à mettre les usages au coeur de leur projet par le design thinking. Sa fondatrice, Florence Mathieu, ingénieure des Ponts, a alors ouvert un chantier dans le chantier. Près d'un an d'un travail impliquant longuement les résidents, les familles et les équipes. Et des résultats bluffants d'efficacité et de gaieté avec la création de véritables univers (animaliers) à chaque étage : le 1 poisson, le 2 girafe... Et ce, dans une continuité d'esthétique et surtout une cohérence de sens, jusqu'à la porte des chambres qui comptent chacune un sticker en trompe-l'oeil simulant une entrée de maison.
Spie Batignolles et Aïna : une chambre personnalisable et modulable
« Il faut un changement radical de modèle » a préconisé le think tank Matières grises dans son rapport « L'Ehpad du futur commence aujourd'hui » de mai 2021. Passer du « bienvenue chez nous » au « bienvenue chez vous », résume-t-il, avec un chapitre consacré à la chambre. Lieu de vie, lieu de soins, la chambre d'Ehpad est en effet (trop) souvent à la croisée d'injonctions contradictoires résidents vs personnels, ont souligné plusieurs personnes interrogées.
Ce changement de modèle, le groupe de BTP Spie Batignolles a entrepris de le réfléchir, de le concerter et de le prototyper en recourant lui aussi à l'agence Aïna. Un travail d'ampleur s'est alors engagé sur la chambre d'Ehpad qui a débouché sur une bible pour ses équipes devenue en 2021 un livre blanc ouvrant à une réflexion stimulante... Elle s'est prolongée avec un second livre, intitulé « La vie et le lien social au coeur de la conception des espaces collectifs en Ehpad ». Tous deux ont été présentés le 17 mai lors de SantExpo 2022.
« Le leitmotiv général du groupe est de construire au service des usages, explique Jérôme Seytre, directeur commercial Spie Batignolles Sud-Est. Au printemps 2020, en plein Covid, nous avons créé un groupe de travail dédié animé par Florence Mathieu qui nous a apporté une méthodologie. Notre volonté commune a été d'aller dans les moindres détails de l'usage car certains aménagements mineurs dans l'acte de construire se révèlent majeurs pour la qualité de vie des résidents ». Avec un postulat de départ : « la personne âgée est au centre, c'est elle l'usager final, même si l'Ehpad est aussi un lieu de travail et de soin », insiste Florence Mathieu. Avec le ressort de l'empathie, qui est le propre du design, et une fois comprises les attentes de chacun, directeur d'Ehpad, cadre de santé, soignants, grâce à ses différents outils issus de l'ethnographie (immersion, entretiens, observations...), le groupe de travail a misé sur la créativité et l'intelligence collective pour trouver des solutions concrètes. Et lever les objections. La designer prend l'exemple du lit contre le mur qui rassure certaines personnes âgées mais peut contrarier les aides-soignantes empêchées de tourner autour : « Très vite elles conviennent qu'il est plus facile de prendre en charge une personne âgée qui se sent bien dans son lieu de vie. » L'axe de travail a été une chambre personnalisable et modulable et, d'ailleurs, le lit contre le mur et le lit en position centrale sont les deux configurations possibles retenues pour organiser les espaces nuit/jour des chambres (de format plus carré que rectangulaire). Une entrée est créée avec une grande penderie pour marquer la frontière avec l'extérieur et éviter de déboucher visuellement sur le lit mais au contraire sur un coin salon ou bureau. L'idée a été de tendre vers un aménagement « comme à la maison » : boiseries, tapisseries, rideaux, cimaises... Avec une importance centrale donnée à la fenêtre, une partie basse devant permettre à la personne alitée ou en fauteuil roulant de voir ce qui se passe à l'extérieur.
Par réalisme, le parti pris de départ a été de demeurer dans les clous des surfaces classiques des chambres d'Ehpad : au final 20,5 m2. « Le but était de rester raisonnable, de ne pas proposer du rêve que personne ne pourrait se payer, le surcoût serait maintenu à environ 2,5 % pour la partie hébergement », explique Jérôme Seytre. Et c'est aussi la mission du design d'arbitrer entre le désirable, le faisable et l'économiquement viable...