Vacances d'été. Le service se vide tout doucement, les personnels vont et viennent au gré des congés. Mines fatiguées et bronzages éclatants se croisent en salle de pause et les anecdotes de voyage s'échangent entre deux chambres.
En vacances, j'oublie tout... ou presque !
Les bureaux se vident mais les chambres ne désemplissent pas et, dans ce fourmillement de départs et de retours, les résidents sont les témoins impassibles de la vie qui continue, au rythme du calendrier scolaire et des chassés-croisés.
Celles qui partent et celles qui restent
En vacances, j'oublie tout, plus rien à faire du tout... Je chantonne cette ritournelle depuis ce matin, et je vois bien que ça exaspère quelque peu mes collègues. Qu'importe, demain je suis en vacances, et dans une petite semaine je serai sur la plage, parasol et transat, pieds en éventail et crème solaire indice 400 au moins. J'oublierai l'Ehpad, les collègues, le planning, les réunions, les chariots à faire, à défaire et à refaire, la commande de changes à valider, l'épicerie à ranger, le café au lait sans sucre, le chocolat pas trop chaud et le thé bien infusé avec une sucrette s'il vous plaît, le dessert enrichi, la viande avec un peu plus de sauce et la compote sans sucres ajoutés, et... de quoi on parlait déjà ? Ah oui, les vacances, le vide dans la tête, enfin !
Ma Sonia ronchonne dans mon dos. Cette année, elle n'a pas pu poser la période voulue, et elle doit encore travailler tout un mois avant ses congés. « En août, tout sera plus cher, et y aura plein de monde, et puis je fais quoi des enfants en juillet ? ». Son mari s'est carapaté il y a presque trois ans à l'autre bout de la France, et il y a bien longtemps qu'elle ne compte plus sur lui pour prendre les enfants en vacances.
Madame Reine soupire à côté de moi. « Vous avez bien de la chance, Mesdames, de pouvoir encore partir. Moi, vacances ou pas, je suis coincée ici, et c'est pas mon Léon qui m'emmènera à la plage ! » Et pour cause ! Le pauvre Léon est parti lui aussi, un aller sans retour pour l'au-delà.
Sonia bafouille, j'en fais autant, et je tente une pirouette pour me sortir de cette discussion gênante. « Mais votre fille vient le week-end prochain Madame Reine, vous pourriez en profiter pour aller faire un tour à la mer, c'est pas si loin d'ici. ». La résidente hausse les épaules d'un air résigné. Sa fille, c'est pas son Léon, et la mer d'ici n'est pas la sienne. Chez elle, la longue plage de galets, les rochers qu'on s'amusait à escalader, les grosses vagues qui déferlaient avec fracas et le meilleur glacier de la côte, au moins, qui offrait le supplément chantilly en échange d'un sourire. La mer, elle la voyait tous les jours, pas besoin d'un long périple pour aller l'admirer, il lui suffisait d'ouvrir la fenêtre et elle était là, devant elle, immense.
« Ici, c'est pas chez moi. C'est pas la même plage, pas la même eau, pas le même vent. Ici, y a que des petites vaguelettes ridicules et du sable qui vole partout. De toute façon, ma fille ne vient pas, elle a appelé hier pour annuler, elle a un mariage. »
Je regarde Sonia, qui regarde Madame Reine, qui ne regarde rien. Le transat, la crème solaire, les châteaux de sable avec le petit et les emplettes avec la grande, tous ces petits bonheurs et joyeux souvenirs à portée de main, me semblent soudain bien éphémères.
Une organisation au poil
Il est onze heures et je savoure un café. Julie, l'élève aide-soignante, a bientôt fini son stage, et elle est déjà embauchée pour l'été. Elle est contente de rester avec nous, et elle semble avoir hâte de commencer. Mais d'abord, il faut valider les derniers examens et souffler quelques jours, sinon elle n'aura jamais la force de travailler, dit-elle en riant.
Sonia semble perdue dans ses pensées, elle réfléchit encore aux propos de Madame Reine.
« On pourrait organiser une sortie à la journée , ose Julie. On prend le minibus, un sac de secours au cas où, et direction la plage ! »
Elle est mignonne la stagiaire. Mignonne et candide. Mais la candeur, dans le métier, ça suffit pas.
J'avale une gorgée de café, je grignote une tartine, et je me lance dans l'inventaire à la Prévert des contraintes du moment.
« Le minibus, il faut le réserver longtemps à l'avance. La voiture du service est en révision toute la semaine, et on n'a plus qu'un seul véhicule pour tout l'Ehpad. Après-demain, c'est sortie cinéma, donc pas de dispo l'après-midi. Jeudi, c'est rencontre inter-Ehpad, cette fois c'est nous qui faisons le déplacement, donc pas de véhicule de 9h à 18h. Du coup ça nous amène à vendredi, mais y a un trou sur le planning, il nous manque quelqu'un d'aprem' et personne ne peut remplacer. Le week-end, c'est mort, on n'est pas en nombre. La semaine prochaine, à la limite, mais je ne suis pas sûre de la météo. Mais s'il fait beau, oui, c'est faisable. Reste à savoir comment on s'organise.
On a neuf places. Tu comptes le chauffeur et l'accompagnateur, il reste sept places. Mais ça va être compliqué de satisfaire tout le monde. Parce que Madame Reine veut voir la mer, Monsieur Duc n'aime pas l'eau, Madame Soleil n'aime pas la plage et Monsieur Plage n'aime pas le soleil. Monsieur Baron, lui, aime tout, donc il serait partant, mais le fauteuil roulant, c'est galère sur le sable, et la plage n'est pas accessible, ou alors il faut aller plus loin, mais vu qu'il est malade en voiture, non.
Bon, admettons qu'on arrive à mettre tout le monde d'accord, sortie plage accessible pas trop loin avec des parasols. On a les résidents, le minibus et la plage de rêve... Maintenant il faut manger. On peut prendre des pique-nique, mais faut anticiper la préparation, se trimballer la glacière, faire gaffe aux régimes, trouver où s'asseoir... et puis Monsieur Baron fait des fausses routes, il faut être vigilant. Plus simple, on va au resto, sauf qu'on ne va pas plomber le budget animation pour une journée, donc il faut que chacun mette la main à la poche, et là, ça risque de coincer un peu. Faudra trouver quelque chose de pas cher, et en saison c'est pas gagné. Faut aussi penser aux traitements du midi, en plus Madame Reine est diabétique, ah mince, on fait comment pour l'insuline ?
Bon... Je continue : admettons qu'on ait le bus, la plage, le resto, l'argent, la motivation. Il faut l'effectif. Une sortie à la journée, c'est 10h-18h, donc c'est deux soignants à remplacer, sur les tranches du matin et de l'après-midi. L'été, les congés, les intérimaires qui vont et viennent, l'animatrice en congé mater, voilà, le compte n'y est pas. Ou alors on part en début d'aprem, mais c'est dommage, ça fait court, et puis ça fait zapper le resto...
Autre solution : on demande aux familles. Sauf que les familles, c'est comme nous, pour elles aussi c'est l'été. Donc elles ne sont pas trop là, normal, faut bien qu'elles se reposent elles aussi.
Bon, du coup, on annule ? »
Julie écarquille les yeux. « Mais on doit vraiment penser à tout ça à chaque fois ? » Naïve et candide je vous dis, mais ça lui passera.
Sonia enchaîne : « Ou alors on attend fin août, la voiture est réparée et on réserve le minibus, la fille de Madame Reine nous accompagne, les touristes sont repartis et je suis rentrée de vacances, l'effectif est quasi complet et hop hop hop, on part à l'aventure ! »
Julie applaudit, Sonia jubile, et je souris. On trouvera forcément une solution. Et on ira voir la mer, c'est promis !
Les vacances, les congés, les départs et les retours... et la vie de l' Ehpad qui continue, avec les envies des uns et les projets des autres. S'il est difficile, parfois, de faire avec les contraintes organisationnelles, la période estivale peut vite s'avérer être un véritable casse-tête en la matière. Faire plus avec moins, on y arrive en temps normal... Faire un peu plus avec un peu moins, c'est plus compliqué... mais on va trouver !