Les souvenirs peuvent être réactivés, explorés, revisités. Yves Clercq, psychologue, explore l'influence des souvenirs et les moments privilégiés de leur évocation.
Faire la paix avec son passé
On associe souvent vieillesse et souvenir. Naturellement, il est courant de proposer des animations centrées sur le passé, de construire des espaces évocateurs de mémoire, d'orienter les discussions sur l'autrefois, quand la personne était censée être plus jeune. On crée des " jardins des senteurs " pour éveiller les souvenirs des résidents, on décore l'établissement avec des photos du passé, on propose des chants d'autrefois, des expositions sur l'école du début du siècle, de la cuisine d'avant, des jeux de l'enfance...
Evoquer le passé pour entrer en relation ou proposer des activités suscitant de l'intérêt est légitime; il est toutefois nécessaire de s'interroger sur le sens et les conséquences possibles de cette référence à " leur passé " : de quel passé parle-t-on ? Est-on certain que notre vision du passé corresponde à la manière dont ils l'ont vécu ? Quel sens y-a-t-il à centrer les personnes sur un temps qui n'existe plus ? Ne risque-t-on pas d'enfermer les personnes dans nos présupposés, de ne plus les voir comme des acteurs à part entière de leur vie, de les conforter dans l'idée qu'ils ne sont plus intéressants car dépassés, et de ne plus être en mesure d'entendre ce qu'elles ont à nous dire de leur présent? N'existe-t-il pas un risque de projeter sur la personne notre appétence à la nostalgie et à l'évocation du bon vieux temps, au risque d'oublier que " leur " époque ce n'est pas hier, mais bel et bien aujourd'hui.
Parcours de vie
Le recours aux souvenirs et au passé des personnes est pourtant une nécessité qui va au-delà de la mise en place d'activités et des ateliers sensés stimuler la mémoire des personnes afin de favoriser le maintien de l'autonomie. Pour mettre en oeuvre un accompagnement de qualité, personnalisé, respectueux de la personne, il est nécessaire de prendre connaissance du parcours de vie des personnes, de s'informer auprès d'elles de leurs habitudes de vie et de recueillir le maximum d'éléments permettant de mieux les accompagner. Ce recueil de donnés biographiques parait d'autant plus indispensable à un accueil de qualité que les " traces de vie " recueillies auprès de la personne ou de ses proches peuvent guider les professionnels dans la mise en oeuvre d'un projet de soin individualisé et représenter un vraie support de compréhension face à certaines réactions ou attitudes déroutantes.
Si la connaissance de son passé peut aider à une meilleure appréhension de la personne, elle peut aussi devenir un prisme déformant qui, loin de permettre une meilleure compréhension de l'autre, risque de la figer dans une image parcellaire de sa vie qui ignore la complexité propre à chaque être humain. Ainsi, lorsque monsieur Dupont se montre particulièrement réticent au moment de la douche, il est légitime de chercher l'explication dans ses habitudes de vie, dans le fait qu'il ne prenait jamais de douche avant, au risque de passer à côté de lui et de sa pudeur légitime, de sa difficulté à se montrer vulnérable, qui rend difficilement acceptable l'idée de se faire doucher par une jeune femme. De même, si Mme Lambert stocke pain, fruit, chocolat, bonbons au fond de son tiroir, l'évocation d'un possible traumatisme lié au privations de la guerre et de l'après-guerre ne permettra peut-être pas d'entendre que son comportement reflète avant tout ses peurs présentes : un sentiment d'insécurité, la hantise d'une dépendance qu'elle exprime par la peur de manquer, le besoin de contrôler son univers direct, le sentiment qu'elle ne peut compter que sur elle-même.
Loin de révéler la complexité de la personne, les bribes de sa vie identifiée comme éléments " d'histoire de vie " peuvent alors "polluer" notre appréhension de l'autre et nous faire passer à côté de sa réalité présente: il est donc nécessaire de rester prudent dans notre manière de considérer le passé des personnes, " l'histoire de vie " devant être appréhendée à partir de repères éthiques clairs, dans un cadre propice à l'échange et la réflexion collective.
Stimuler le moment présent
Ouvrir le tiroir des souvenirs a sans nul doute un effet stimulant : telle une madeleine de Proust, la réminiscence revêt des aspects positifs indéniables. Parler de soi, évoquer sa vie, partager son expérience évite le repli sur soi et ne peut qu'être bénéfique pour le cerveau. C'est surtout par l'expérience de la rencontre qu'elle suscite, que l'évocation du souvenir revêt une véritable dimension thérapeutique : le partage du passé étant avant tout l'occasion de parler de soi, une possibilité de transmettre ce que l'on est, de s'inscrire dans l'instant présent. L'écoute et la considération d'un interlocuteur bienveillant permettant de s'envisager malgré un avenir incertain, le partage des expériences passées permettant de soulager les douleurs présentes.
La vieillesse, est une période de la vie qui peut permettre à la personne d'accéder à des dimensions nouvelles de soi, à une forme d'apaisement potentiel; cela nécessite souvent de se confronter aux zones de turbulences de sa vie non cicatrisées, de les identifier, de les nommer, de les partager avec un interlocuteur capable de l'accueillir. L'évocation du passé douloureux, lorsqu'elle est accompagnée par des professionnels compétents, pourra alors vraiment aider les personnes à puiser en elles-mêmes l'énergie et les stratégies d'adaptation nécessaires afin d'investir l'instant présent et se projeter dans l'avenir, malgré des dépendances ou des perspectives pas toujours réjouissantes.
En ce sens, ouvrir le tiroir des souvenirs, c'est aussi oser se confronter aux souvenirs douloureux, afin d'entrouvrir les portes de l'apaisement et de la résilience. Le grand âge et l'entrée en institution peuvent malmener l'identité et l'image de soi. Faire appel à la mémoire des personnes et solliciter leur expérience de la vie peut être un formidable levier qui leur permette de renouer avec ce qu'elles sont, de faire la paix avec leur passé, de se réinscrire dans une temporalité malmenée par la confrontation à la perspective de sa finitude.