Les carrières des soignants sont de plus en plus courtes, entre onze et quinze ans pour les aides-soignants et moins de dix ans pour les infirmières. Dans ce contexte de turn-over, fidéliser les équipes tient lieu d'un véritable défi pour les directions d'Ehpad. Quand le CDI n'est plus le but ultime, comment leur donner envie de rester ?

Ici, là-bas
Quand le doute s'installe
C'est une journée ordinaire d'une semaine toute aussi ordinaire. Un matin calme au milieu de l'hiver, avec son cortège habituel d'aides à la toilette, de services de repas et de mille et une petites choses du quotidien. Pas d'absents aujourd'hui dans l'équipe, la grippe est déjà passée et la gastro n'est pas encore arrivée, c'est le creux de la vague. On profite de l'effectif au complet pour prendre le temps d'une partie de dames avec Madame Reine, d'un tour au jardin avec Monsieur Tilleul et d'une manucure improvisée avec Madame Vernis.
Une matinée comme je les aime, le temps s'écoule lentement et le service semble apaisé.
Il est bientôt onze heures, un petit café sera le bienvenu, et c'est d'un pas tranquille que j'entre en salle de pause.
Julie est déjà là mais, alors qu'elle est plutôt enjouée quand vient l'heure de la pause café papote, aujourd'hui elle semble perdue dans ses pensées, et relève à peine la tête quand je m'assieds en face d'elle. Son café refroidit pendant qu'elle remplit consciencieusement un tableau à deux colonnes.
- Qu'est-ce que tu fais ?
- Je choisis mon avenir, me répond-elle très sérieusement.
- Mmmm... tu hésites entre aide-soignante et astronaute ?
Julie marque un silence. Elle, d'habitude toujours prompte à rire de mes blagues foireuses, n'a même pas souri.
- Non. J'hésite entre rester ici et accepter un poste ailleurs.
- Tu viens d'arriver et tu veux déjà partir ?
Ma jeune collègue relève la tête.
- J'y arrive plus. Je ne peux rien prévoir parce que notre planning change tout le temps. Je suis épuisée et j'ai mal partout, alors que j'ai à peine vingt ans ! Je ne me vois pas rester dix ans de plus ici, je ne vais jamais tenir.
Je la comprends. La fatigue, les douleurs... j'ai l'impression que c'est ma vie qu'elle me raconte.
- Tu crois que ça sera mieux ailleurs ? Tu sais, les conditions de travail sont les mêmes partout.
- Je sais. On me propose un CDD à l'hôpital, temps plein, de jour, pouvant déboucher sur un CDI. Je pèse le pour et le contre.
- Tu permets ?
Je regarde la feuille de Julie. Deux colonnes : Ehpad et Hôpital.
Dans la première, une longue série d'inconvénients : horaires incertains, salaire minimum, tâches répétitives...
Dans la seconde, une non moins longue série d'avantages : Contrat modulable, missions variées, primes, évolution de carrière...
Je me saisis de son stylo et ajoute ma touche personnelle.
- Alors, rétablissons un peu l'équilibre si tu veux bien ! Dans la colonne Ehpad, tu as oublié l'équipe sympa, le matériel moderne, la cuisine maison, la cadre arrangeante sur les plannings, et le fait que tu puisses venir bosser à pied. Par contre dans la colonne Hôpital, il faut ajouter l'équipe inconnue, les frais de transport, un nouveau service à découvrir... Tu te sens prête à tout recommencer ?
Ici et là-bas
Julie répond avec enthousiasme.
- Mais justement, c'est ça qui me plaît ! Le changement, les nouvelles personnes, la découverte ! Ici je vois les mêmes têtes et je fais les mêmes choses tous les jours, j'ai l'impression qu'en restant, je m'enferme dans la routine, et c'est pas comme ça que j'imagine ma vie. De toutes façons, dans dix ans, je ferai sans doute autre chose, je ne vais pas rester aide-soignante toute ma vie.
- Mais en restant ici tu pourrais devenir ASG, ou infirmière. Et tu viens de signer un CDI, la sécurité de l'emploi c'est pas rien de nos jours !
Julie hausse les épaules.
- Je sais. Mais je suis pas certaine d'avoir envie de rester dans les soins. J'aime mon métier aujourd'hui, mais demain ? Dans dix ans ? Et puis le CDI, c'est pas un argument pour moi. Quand t'es aide-soignante, tu peux te faire embaucher n'importe où.
Je suis perplexe. Un CDI, pour moi, c'est le Graal. C'est l'assurance de garder mon emploi, d'avoir un salaire tous les mois, de pouvoir envisager l'avenir plus sereinement. Quant à mon métier, je n'ai jamais envisagé d'en faire un autre. Je m'y sens bien, à ma place, et même si je suis la première à me plaindre de mon mal de dos, du manque de temps, des horaires et du salaire, pour rien au monde je ne voudrais en changer.
Je soupire. Il y a une génération entre nous, nous en rions souvent, mais aujourd'hui je mesure cet écart. Nous n'avons pas les mêmes aspirations. Je recherche la stabilité et elle est en quête d'imprévu. « J'y suis j'y reste » versus « j'y suis, j'en pars ».
Elle lit et relit les arguments, pèse le pour et le contre, et plante soudainement ses yeux dans les miens.
- Là-bas, tout est neuf et tout est sauvage, libre hôpital sans grillage, ici nos locaux sont étroits, oh c'est pour ça que j'irai là-bas ! commence-t-elle en chantonnant.
- N'y va pas ! Y a des contrats et du chômage ! L'inconnu tout plein de mirages ! Je te sais si fragile parfois... Reste auprès de moi !
Nous partons d'un grand rire, et c'est à ce moment que la cadre passe une tête étonnée par la porte entrouverte.
Julie ramasse promptement sa feuille et j'avale mon café d'une traite.
- Les filles, on est jeudi, vous oubliez pas que c'est galettes à midi ? Je vais vous aider à prendre les commandes des résidents, ça vous fera gagner un peu de temps.
- Oooooh, t'inquiète pas ! Monsieur Tilleul prendra une complète oeuf miroir et une crêpe beurre sucre, Madame Vernis hésitera entre une jambon fromage et une jambon oeuf et finira par prendre une galette saucisse, Madame Reine prendra deux complètes et dira que quand même, le régime, c'est pas raisonnable ! Madame Bonnemine dégustera son cidre à toutes petites gorgées pour faire durer le plaisir, Madame Rose filera du jambon au chat obèse et on fera semblant de ne rien remarquer, et...
La cadre est bluffée.
- Mais tu les connais par coeur les résidents ?
Je réponds en riant.
- Vingt ans de maison !
- Tu vois, c'est exactement pour ça que je veux partir, me confie Julie une fois la cadre partie. Je ne veux pas passer les vingt prochaines années de ma vie à retenir les menus préférés des uns et des autres.
- Et c'est exactement pour ça que je reste. Parce j'aime les connaître sur le bout des doigts, et qu'ils arrivent quand même à me surprendre.
Julie s'en ira un jour vers de nouvelles aventures, j'en suis certaine. Elle sera aide-soignante, puis autre chose, pourquoi pas prof de skate ou astronaute ? Moi, je resterai ici, dans cet Ehpad des premiers jours, parce que j'aime y vivre les petites et grandes émotions du quotidien.
Des soignants qui vont et viennent, au gré de leurs vies et de leurs envies... Entre sécurité de l'emploi et désir de changement, les aspirations des uns ne sont plus celles des autres. Et pourtant... Il y a de la vie dans le soin, de la fantaisie dans la routine et de l'extra dans l'ordinaire. Et si on ouvrait les yeux ?