Perte d'identité, perte de repères. La résidente se retrouve seule dans sa chambre. Avec la maladie d'Alzheimer, la solitude envahit son horizon, son champ de conscience se rétrécit.
Journal intérieur d'une résidente
La famille vient de temps en temps, prise par ses obligations professionnelles ou familiales. Plus de boite aux lettres, plus de courrier, même plus de prospectus dans sa boite quand elle existe. Que deviennent les amis ? Morts pour la plupart, ou murés dans leurs propres difficultés. Certains vivent la même situation dans un établissement pour personnes âgées dépendantes.
"Et même si j'ai encore des amis, des relations, des parents comment leur écrire ? Je ne me souviens plus de leur nom, de leur adresse, ni où ils habitent ? Comment s'appellent-ils déjà ?
Je ne porte plus mes lunettes car je les perds. Remplacées deux ou trois fois, je m'assieds dessus ou je perds un des verres. Je ne peux plus lire car je ne sais plus ce que je lis. J'oublie ma page. J'oublie au fur et à mesure ce que je viens de lire. Je ne tricote plus non plus le châle que je souhaitais offrir à ma fille, châle infiniment recommencé pendant plusieurs années et que j'ai fini par laisser tomber.
Je n'ai personne à qui parler et je passe mes journées à arpenter le couloir. Qui sont tous ces gens ? Certains poussent des cris, ils me font peur. Quand je marche mes muscles me font atrocement souffrir. Je ne retrouve plus ma chambre, où suis-je ?
Des personnes s'occupent de nous. C'est le temps du repas mais je n'ai pas faim. Il faut toujours manger, manger, encore manger. Mais manger seule, avec d'autres, avec d'autres habitués du lieu dont je ne connais ni le nom ni pourquoi ils doivent partager ma table.
Il n'y a pas de courrier. La notion même de courrier se dissout dans la monotonie des jours. Il n'y a plus de jour. Chaque jour ressemble à un autre : il n'y a plus de lundi ou de jeudi. Il n'y a que des dimanches quand quelqu'un vient. Un parent, une personne chargée de quelque tâche. Qui est-ce ?
La solitude m'envahit, même le passé s'efface. Les êtres chers ne viennent plus me voir. Le temps ne passe plus.
Il y a une fête dans notre établissement. Est-ce mon anniversaire? Quand suis-je née: 1918 ?. C'est loin. Les souvenirs sont confus. Je pourrais écrire à quelqu'un mais je n'ai personne à qui rappeler que j'existe.
De temps en temps un monsieur vient me voir. Il m'est familier mais je ne sais pas qui c'est. Il est gentil, et nous faisons quelques pas ensemble. Il m'apporte des choses. Je prends ses mains dans les miennes : elles sont chaudes, douces. Cela me fait tellement de bien. Mais il repart vite et je reste seule dans ma chambre. J'ai envie de marcher, de rattraper la vie. La nuit aussi je marche dans le couloir, toujours le même couloir dont je ne reconnais pas les noms sur les portes.
Le jour aussi je déambule, et le jour se fait de plus en plus obscur. Car je ne vois plus que d'un oeil. Tout devient trouble. La vie s'obscurcit".
Alice, par procuration
(Patrice Lefrancois).