Le secteur des EHPAD est traversé par de multiples tensions sociales. Doit-on y voir les symptômes d'un « système » en crise ? Oui car ce système est confronté à une transition démographique irréversible et à une équation budgétaire insoluble. Seule une réflexion intégrant la dignité des personnes et la place de la fragilité dans notre société produira des réponses durables et humaines.
L'EHPAD en France : la place de la Fragilité, l'enjeu de la Dignité
Établir un état des lieux démographique
L'état des lieux, c'est une réalité simple : le vieillissement de la population, phénomène irréversible, mais parfaitement prévisible, se traduit dans les EHPAD par l'accueil de résidents très dépendants. On entre en établissement de plus en plus âgé, 86 ans, en perte d'autonomie physique et psychique plus avancée et on y reste de moins en moins longtemps. L'étude de la DREES de mai 2015 précise que « les séjours durent plus longtemps lorsque le résident provient de son domicile (durée médiane de 2 ans), que lorsqu'il vient d'un autre EHPAD (1,4 an), d'un service hospitalier de SSR (1 an) ou d'un service hospitalier de court séjour (0,8 an) ». Sur une dizaine d'années, le séjour moyen a diminué de 6 mois pour atteindre les 2 ans.
Cette tendance va s'amplifier. Pour des raisons démographiques certes, mais également sous la pression d'une offre d'accueil alternative. Les personnes très âgées en bonne santé, qui ne peuvent plus vivre seules, opteront pour une autre structure que les maisons de retraite médicalisées. Certaines start-up remettent au goût du jour les « familles d'accueil », l'offre des résidences services se développe, sans parler de la volonté de la société civile et des pouvoirs publics de favoriser le maintien à domicile.
L'EHPAD est, et sera, le lieu d'accueil des situations les plus lourdes, du point de vue physique et psychique. Si l'EPHAD est « l'ultima ratio » de la prise en charge de la dépendance, alors sont déjà inscrits dans les chiffres les réalités auxquelles nous aurons à faire face.
Les différents mouvements sociaux de 2017, qui reprennent dès ce début d'année, sont en cela très révélateurs. Ils se fédèrent autour d'un même constat : les conditions de travail sont pénibles et risquent de le devenir encore plus.
- Plus la durée de séjour est courte, plus la pression sur le personnel est forte. D'un point de vue logistique et surtout d'un point de vue humain, psychologique. L'Assurance maladie indique qu'en 2016, 20% des accidents du travail dans le secteur social sont liés à des affections psychiques. Comment créer des liens avec les résidents quand le temps pour les construire se raccourcit ? Comment accompagner la vie des résidents dans une logique de « care », de prendre soin, si le médical prend de plus en plus de place, et ce avec des moyens insuffisants ? Comment gérer la fin de vie, du point de vue de la personne âgée, du point de vue émotionnel pour le personnel?
- D'autre part, si le vieillissement des résidents complexifie la tâche des professionnels, le vieillissement des professionnels accroît les risques pour la santé des uns et des autres. La mission parlementaire flash sur les EHPAD (2017) indique que « Le taux d'absentéisme en EHPAD est en moyenne de 10%, les accidents du travail seraient aujourd'hui deux fois supérieurs à la moyenne nationale, et supérieurs à ceux dans le secteur du BTP ! ». Que rajouter à cela...
La deuxième idée-force de l'état des lieux réside dans l'équation budgétaire
La France consacrait à la dépendance 31 milliards d'euros en 2010 (selon le rapport Charpin). Les trois quarts de ce montant étaient financés par les pouvoirs publics, le reste par les familles.
La dépense en ce domaine pourrait pratiquement doubler d'ici à 2060 pour passer de 1,5 point de PIB à 2,9. Pour rappel, et à titre de comparaison, nous sommes un pays en guerre qui consacre 1,78% du PIB (32 milliards d'euros) à cet effort de sécurité vital. Il est illusoire de croire que dans un proche avenir le grand soir budgétaire va venir pour le secteur des EHPAD.
Augmenter fortement les ratios d'encadrement est souhaitable, mais le verrons-nous un jour ? A cela s'ajoute le choix de ponctionner les retraités. Cela veut dire que la solvabilité des ménages sera mise à rude épreuve dans les années à venir, donc l'équilibre financier du secteur également !
Alors que faire ? Où concentrer les moyens ? Où mettre les efforts ? Il n'y a pas de solutions miracles, ni de solutions simples. Mais il y a un regard à porter. Une disposition de l'esprit et du coeur. Une manière de poser le problème, les problèmes et donc d'y apporter des réponses.
Oser faire confiance au grand public C'est déjà une étape fondamentale ! La cote d'amour du secteur est au plus bas en France, malgré les progrès considérables réalisés dans la prise en charge des résidents. Les établissements sont vus comme des lieux de maltraitance, opaques, avec le seul profit comme raison d'être (75% des établissements sont publics ou associatifs !). Cela plombe les relations entre professionnels et familles et cela est entretenu par certains médias.
Ceci étant dit, comment est-il possible qu'il n'existe pas de données libres d'accès sur la qualité et la sécurité de chaque établissement en France ? Comment est-il possible que les pouvoirs publics, les organismes représentant des professionnels du secteur n'aient pas compris que c'est la première des choses à garantir aux familles et à leurs parents, pour réduire leur sentiment d'impuissance face à un monde qu'ils ne maîtrisent pas, pour nouer des liens de confiance ? Une telle démarche existe dans le domaine médical sur le site de la HAS (Haute Autorité de la Santé). Le site http://www.scopesante.fr permet de s'informer sur la qualité et la sécurité de l'ensemble des hôpitaux et des cliniques en France. A quand cela pour les EHPAD ?
Oser faire confiance au grand public, c'est aussi faire confiance aux Aidant. Il y a en France un réservoir de bienveillance, de volonté d'être utile et de volonté d'engagement : les Aidants. Ils sont une ressource inépuisable de bénévoles qui apportent un vrai complément d'humanité. Pas à la place des professionnels, mais aux côtés de ceux-ci et aux côtés des personnes âgées. Par la force des choses, les EHPAD y viendront beaucoup plus que cela n'est fait aujourd'hui.
Oser faire confiance aux directeurs d'EHPAD
Ils sont la cheville ouvrière des établissements. Leur métier, leur vocation, pour nombre d'entre eux, est de gérer des personnes « qui ont la vocation » : les membres de leur équipe. Oui, la plupart des professionnels en EHPAD n'y sont pas venus par hasard et en tout cas n'y restent pas par hasard. Ces métiers touchent à la dignité humaine, à sa fragilité aussi, au sens de la vie. Ce n'est pas rien. Plutôt que d'abrutir les directeurs de normes, de principes de précaution, d'impératifs technico-administratifs, de logiques comptables, il faut tout faire pour leur redonner un espace de liberté. Le directeur d'EHPAD est le garant du sens ! Quel bel angle de communication pour le secteur !
Oser faire confiance aux médecins coordonnateurs
On parle d'établissements médico-sociaux. Pourtant le médecin coordonnateur ne peut prescrire que dans les situations d'urgence, ce qui limite son rôle ! Or il est une pièce centrale du dispositif, qui rassure les équipes, notamment dans l'établissement des diagnostics, dans la maîtrise des traitements (jusqu'à 14 médicaments, quand au-delà de 4 plus personne ne maîtrise le risque iatrogénique), dans l'accompagnement de fin de vie. Le problème est qu'avec des postes de médecin à mi-temps... et parfois moins, la tâche n'est pas aisée ! D'autant aussi que nombre de postes de médecins-co ne sont pas pourvus faute de candidats ! S'il faut concentrer des moyens financiers c'est là qu'il faut investir. Dans le même ordre d'idée l'augmentation de places d'HAD (Hospitalisation à domicile) permettrait de faciliter l'accompagnement médical des résidents, limiterait les ruptures logistiques, désengorgerait les urgences et apporterait de la sérénité aux équipes.
Oser investir dans les soins palliatifs et dans l'accompagnement de fin de vie
En France, 80 % des personnes gravement malades n'y ont pas accès. Combien parmi eux sont en EHPAD ? C'est un constat aberrant. S'il y a bien un lieu où l'on s'attend à trouver une dotation particulière, c'est dans les EHPAD ! Cette absence de moyens génère un stress fort pour les équipes et encore plus fort pour les personnes âgées. Car même si l'EHPAD est à juste titre un lieu de vie, c'est aussi et au final un lieu de fin de vie. Ne pas mettre de moyens sur cette question, c'est faire fi de la dignité des résidents. On ne peut pas laisser « mal mourir les âgés » !
Si les pouvoirs publics ne se saisissent pas de la question des EHPAD sous l'angle de la dignité des personnes et de la confiance, alors il n'y aura que des solutions de court terme : nommer des secrétaires d'état, augmenter marginalement les effectifs, réduire les coûts... Faire « partir plus vite » les personnes âgées ! Au final, c'est le sens même du travail des professionnels en EHPAD qui sera questionné. Les enjeux sont politiques au sens noble du terme : il s'agit de la prise en charge des plus fragiles, de ceux pour qui il n'existe plus d'alternatives d'hébergement, de la dignité des personnes âgées et de la dignité du personnel qui les sert. Or, le secteur est soumis à une tension budgétaire extrême. Il est également victime d'une bureaucratisation étouffante et d'une inflation normative qui vont à l'encontre de la bientraitance des résidents et de ceux qui les accompagnent. Les réponses apportées à ces questions seront un marqueur de la place, ou du mépris, que l'on accorde à la Fragilité dans la France du XXIe siècle.