En dépit des idées reçues, la vieillesse ne sonne pas le glas du désir. Parce que la sexualité ne s'arrête pas aux portes des Ehpad, des initiatives sont prises pour préserver la vie affective et intime des résidents.
La sexualité chez les seniors : un droit fondamental souvent entravé
À 70 ans, certains pensent que le désir doit être enterré, qu'un corps ridé ne séduit plus, et qu'après 60 ans, l'amour physique cesse. Ces idées reçues sont réfutées par les Petits Frères des Pauvres. Il y a deux ans, l'association publiait un rapport sur la vie intime et sexuelle des personnes âgées, accompagné d'une campagne d'affichage pour briser les tabous. Selon leur sondage réalisé auprès de 1 500 personnes de plus de 60 ans, 52 % avaient des relations sexuelles et 91 % ressentaient du désir pour leur partenaire. Bien que la libido puisse décroître avec les années, elle ne disparaît pas : 70 % des 60-64 ans ont une vie sexuelle active, contre 32 % des 80-84 ans et 8 % au-delà de 85 ans. Toujours selon cette étude, 71 % des personnes interrogées estiment qu'un corps vieillissant peut rester désirable et 35 % qu'il n'y a pas d'âge limite pour faire l'amour alors que la société tend à penser qu'après 60 ans, la libido et l'activité sexuelle relèvent des souvenirs nostalgiques. Céline Candillier, fondatrice d'Always Valentines, un site d'information dédié à la vie amoureuse des seniors, préfère parler d'intimité plutôt que de sexualité. « Avec l'âge, on est moins dans la génitalité. S'enlacer, dormir l'un contre l'autre, se faire des câlins, se dire des mots doux, se masturber peuvent être des pratiques tout aussi satisfaisantes que des rapports sexuels avec pénétration », observe la psychiatre et sexologue. Dans son livre La Force de la caresse, Véronique Lefebvre des Noëttes, psychiatre au centre hospitalier Émile-Roux (Val-de- Marne), montre que la tendresse et l'expression des sentiments amoureux améliorent la qualité de vie des seniors et favorisent le bien vieillir. « La ligne de mire, c'est le plaisir. Et il reste accessible, quel que soit l'âge. L'approche de la mort n'empêche pas les pulsions de vie », soutient la gériatre. La sexualité peut être moins physique et dans la recherche de performance, plus relationnelle et sensuelle, avec à la clé de nombreux bénéfices pour la santé physique et psychique, clament à l'unisson les professionnels de santé. En plus d'éliminer les toxines, de muscler le coeur ou d'activer la circulation sanguine, « elle est le meilleur anxiolytique qui soit », assure Véronique Lefebvre des Noëttes.
Vie intime et sexuelle, un tabou qui perdure
Malgré ces bienfaits, la sexualité du troisième âge reste un sujet tabou, souvent perçu à travers des prismes culturels, religieux et moraux. « On laisse penser qu'il y a une date de péremption chez la femme et que ce n'est plus de son âge », se désole Véronique Lefebvre des Noëttes. La ménopause ne signe ni l'arrêt du désir ni celui des relations sexuelles, bien au contraire. « Parce qu'il n'est plus question de procréation, beaucoup de femmes retrouvent une sexualité plus épanouie », remarque Céline Candillier. « Dans une société qui invisibilise les personnes âgées et les réduit à un corps vieillissant tout juste bon à être soigné, la sexualité de nos ainés est jugée obscène et choquante », observe Véronique Lefebvre des Noëttes. Élaboré par l'espace de réflexion éthique d'Île-de-France, à la demande du ministère de l'Autonomie, la charte éthique et accompagnement du grand âge rappelle pourtant l'importance de « reconnaître le besoin, pour chaque personne, d'avoir une vie relationnelle, une vie sociale, une vie affective et intime, et respecter son droit à la vie privée ».
Préserver le droit des résidents à l'intimité
Pour autant, protéger l'intimité en Ehpad est complexe. « Rien n'est adapté pour les couples », déplore Véronique Lefebvre des Noëttes. Comment avoir des relations amoureuses lorsque l'on rentre dans une chambre plusieurs fois par jour, le plus souvent sans frapper ? Le rapport sur les Droits fondamentaux des personnes âgées accueillies en collectivité est pourtant clair : « même s'il a été jugé que la chambre du résident n'est pas considérée comme son domicile, elle demeure son logement et un lieu privatif et d'intimité ». « L'Ehpad a été conçu comme un hôpital alors que ce devrait être un lieu de vie », regrette Céline Candillier qui propose via son entreprise Always Valentines des conférences et des formations sur le sujet à des maisons de retraite de la région lyonnaise. S'il reste beaucoup à faire, de plus en plus d'établissements commencent à accorder un soin particulier à la vie affective et sexuelle des résidents. Des initiatives sont prises pour garantir et préserver le droit de chacun à l'intimité : possibilité de fermer à clé les chambres, distribution de pancartes « Ne pas déranger », installation de lits médicalisés doubles, ou encore aménagement de « chambres d'amour » mutualisées. Certains établissements vont même jusqu'à nommer un référent pour la vie intime et amoureuse afin de faciliter les discussions et permettre aux résidents d'aborder le sujet sans gêne ni tabou. D'autres suggèrent que, dès leur admission, les nouveaux résidents spécifient par écrit leurs besoins et préférences, y compris alimentaires, confessionnels et sexuels. « D'ici la fin de l'année, la chaire Unesco santé sexuelle et droits humains émettra des recommandations sur la prise en charge de la vie amoureuse et intime en Ehpad via une charte », se réjouit Céline Candillier. Le respect de l'intimité des résidents est également l'un des trois cents indicateurs analysés par l'entreprise Arbitryum pour évaluer la qualité de vie en institution. « Lorsqu'on leur demande si un résident ayant des relations sexuelles serait jugé, seulement 20 % des mille cinq cents personnes interrogées répondent non », révèle Sabrina Albayrac, directrice d'Arbitryum. Elle note que la peur du jugement, qu'il vienne d'autres résidents, des soignants ou des proches, mène souvent à une forme d'autocensure.
Manque de formation des soignants et suspicion des familles
Les relations intimes sont également entravées et mal perçues par les équipes soignantes qui, n'étant pas formées à ces problématiques, se sentent particulièrement démunies. Depuis une trentaine d'années, Véronique Lefebvre des Noëttes intervient auprès des hôpitaux et Ehpad pour délivrer des formations sur la sexualité du grand âge. « Elle est toujours perçue comme un problème lorsque les équipes ne sont pas informées et formées », remarque-t-elle. Face à des comportements jugés tabous, ou des demandes inappropriées, les professionnels peuvent se sentir mal à l'aise, voire les percevoir comme une intrusion dans leur propre intimité corporelle, sans oser en parler. « Ils n'ont pas envie de se représenter la sexualité de leurs parents ou grands-parents, ajoute Sabrina Albayrac. D'ailleurs, les jeunes ne sont pas toujours les plus décomplexés sur ces sujets ! ». « Les soignants sont formés à la fin de vie, à la question alimentaire, à la gestion de la toilette et la prévention des escarres, mais combien d'entre eux ont suivi un cours pour accompagner leurs patients dans une sexualité libre et épanouissante », regrette Véronique Lefebvre des Noëttes. Sur les 130 Ehpad audités par Arbitryum, seulement 5 % des professionnels déclarent avoir été formés.
La question de la sexualité est également délicate à aborder avec les familles. Véronique Lefebvre des Noëttes observe que les enfants croient souvent avoir un droit de regard sur la vie intime de leurs parents, imaginant que ceux-ci, passé un certain âge, sont manipulés ou déments. Laurence Hugonot-Diener, gériatre et psychiatre, se souvient du cas d'une famille qui avait mis fin à la relation amoureuse de leur père par crainte de perdre une part de l'héritage. « Quand l'argent est en jeu, l'abus de faiblesse est rapidement suspecté, mais de quel droit interdire une relation consentie ? », s'indigne-t-elle. Voir ses proches vieillir et diminuer peut inciter certains à les protéger, au risque de les infantiliser. L'émergence d'une nouvelle relation affective peut être perçue comme une trahison ou une concurrence inacceptable, note Céline Candillier. Selon l'étude des Petits Frères des Pauvres, 35 % des seniors redoutent les réactions et les remarques désapprobatrices de leurs enfants s'ils se remettaient en couple. Face à l'ingérence de certains proches, les équipes soignantes doivent souvent débattre au sein d'un comité éthique sur la manière de réagir et sur les informations à communiquer aux familles tout en protégeant l'intimité du résident. « Là aussi il faut lever les tabous, dialoguer et expliquer l'importance de la vie affective et sexuelle sur la santé mentale », estime Véronique Lefebvre des Noëttes qui n'hésite jamais à recevoir les proches dans son bureau.
Des ébats qui font débat
La problématique du consentement, aggravée par l'âge et les pathologies liées au vieillissement entraînant des troubles neurocognitifs, pose un défi supplémentaire. « Les personnes atteintes de dégénérescence fronto-temporale manifestent souvent une désinhibition sexuelle, conduisant à des comportements inappropriés », constate la gérontopsychiatre, Laurence Hugonot-Diener, confrontée à un cas de viol qu'elle a aidé à faire reconnaître en justice. Il est crucial de s'assurer que les partenaires consentent à ces interactions, une notion souvent difficile à établir, notamment chez les malades Alzheimer. « C'est alors aux équipes soignantes d'être attentives aux signaux d'alerte, tels que des changements soudains dans le comportement ou l'humeur de la personne », note Véronique Lefebvre des Noëttes. Le centre d'éthique clinique de l'AP-HP, régulièrement sollicité sur cette délicate notion de consentement, vient d'élaborer un guide pour aider les professionnels à approfondir leur réflexion éthique. « Il ne s'agit pas de donner des réponses ni d'émettre des recommandations, mais de les pousser le plus loin possible dans leurs réflexions éthiques afin qu'une décision puisse émerger », tient à préciser Célia du Peuty, psychologue clinicienne. Le directeur du Centre d'éthique clinique, Nicolas Foureur, ajoute : « l'objectif est d'aider les soignants à se détacher de leurs propres projections et à sortir d'une vision manichéenne - "il faut les laisser faire, car il s'agit de leur intimité et ils sont chez eux ici" ou "il faut les empêcher, car ils sont vulnérables et se mettent en danger" ». Le guide souligne que les droits sexuels sont une extension des droits humains de la déclaration universelle. C'est dire si c'est important de s'en préoccuper et de lever les tabous.