Le vêtement montre notre histoire, il cache un corps et des angoisses. Alba Moscato, psychologue clinicienne, nous en dit plus
Le vêtement et ses fonctions cachées
Où est ma robe ? Vous avez perdu mon gilet bleu ! Ces phrases, les équipes des EHPAD les entendent souvent. La plainte hypocondriaque de nos aînés prend tout son sens pour lutter contre le règne de l'oubli et de l'anonymat qu'induit l'institutionnalisation. Elle permet au sujet d'exister, de s'affirmer encore par ce biais de la revendication narcissique qui l'anime. Il s'agit là de maintenir tant bien que mal une identité menacée par l'angoisse de la mort.
Notre identité ressemble à un édifice érigé, maintenu et inséré dans notre appareil psychique (siège de l'élaboration, des représentations,...). Cette construction identitaire que nous avons échafaudée nous appartient par sa singularité et lors des périodes de notre vie peut être bousculée voir déséquilibrée. Le vieillissement et son cortège de vicissitudes est une de ces périodes où le vêtement présent, presque immuable devient un mode de consolation face aux pertes narcissiques de l'instant. Il prend place symboliquement tel un objet transitionnel, un " doudou " qui nous rassure. Pour nous, professionnels, comment comprendre la fonctionnalité de ce vêtement ?
La fonction de représentation de soi
Le vêtement permet de porter les empreintes de notre vie à la vue de l'autre et de les partager puisque nous existons au sein d'une vie groupale. Ainsi le vêtement de par sa fonction permet le repérage, l'ancrage d'un individu vis-à-vis d'un groupe. Il inscrit l'individu dans la reconnaissance dans le groupe. Et ainsi le vêtement permet d'exposer à la vue des autres une partie de sa propre construction que l'on désire montrer. Le corps revêtu est offert à l'autre tel une représentation de l'armoire d'une personne, où habilement sont disposés les traits de sa personnalité, ses goûts, et aussi des moments de son histoire telle qu'elle veut qu'elle soit racontée.
La fonction d'enrobement
Le vêtement permet de construire l'image de son corps : il a une fonction d'enrobement, de protection, comme celle de la peau. Nous pouvons le transposer au " Moi peau " (Anzieu). Cette image protectrice nous rappelle la peau de notre mère, qui enveloppe son nourrisson, ce contact nécessaire qui nous rassure et nous stimule. Le vêtement enrobe les contours du corps et est gardien de notre intégrité où sont mises à mal, dans cet environnement communautaire, notre intimité physique et psychique.
Le vêtement devient alors un contenant d'une préforme qui aboutit à une forme qui nous protège des insertions de l'autre dans notre espace et devient ainsi structurante.
La fonction de préservation de notre histoire
Le vêtement permet de garder notre mémoire comme un habitat réel. Les vêtements transportent les témoignages de notre vie, de notre passé, de notre histoire et de l'Histoire. Cette mémoire symbolique apparaît comme nécessaire, indispensable pour l'individu surtout quand celui-ci est atteint des troubles cognitifs. Il faut garder à tout prix son vêtement pour se faire exister et garder sa place dans le groupe. Perdre la mémoire, et c'est sa vie qui s'effiloche comme un vieux pull que l'on ne pourrait plus retricoter ou reproduire dans une maille énigmatique, où les émotions, les affects seraient perdus à jamais. " Ce pull bleu que m'a offert ma fille..., le foulard de mes soixante dix ans, cadeau de mon mari..."
Comme ce résident qui laisse son uniforme de commandant de marine accroché sur sa porte de chambre a sous ses yeux - et aux yeux des autres- une trace fondamentale de sa vie passée. Perdre son habit, c'est une partie de soi qui disparaît, une partie de sa vie que l'on ne retrouvera pas. C'est une première séparation avec ce que nous avons de plus cher, une angoisse réactivant la prochaine la séparation avec la vie et ceux qui nous entourent.
La fonction de dissimulation
Le vêtement est un objet modelant, voire adapté aux transformations du vieillissement normal ou pathologique. Le corps tient une place centrale lors des changements identitaires liés au vieillissement : il affiche clairement le passage du temps et des maux. Cacher son corps derrière un vêtement immuable est une façon de prolonger son identité. Notre histoire est immuable puisque le vêtement l'est aussi. Grâce au vêtement, nous pouvons exister et nous maintenir dans cette existence.
Le sujet vieillissant se considère " sans âge " (l'autre étant le vieux) dans le sens où l'âge de son corps ne semble pas se conformer à l'âge de son Soi. La psychologue Kathleen Woodward propose dans ses recherches la notion de " mascarade ". L'adulte vieillissant camoufle son apparence corporelle par des sacrifices et autres supports prothétiques dans une seule perspective : masquer et adoucir l'image d'un corps vieillissant au regard de l'autre.
La fonction d'habitat
" habit " et " habitat " viennent du même mot latin " habitus ", être dans.
Posséder des vêtements, les porter, c'est pour les personnes âgées disposer de quelque chose leur appartenant encore un peu, alors qu'il leur est demandé de renoncer à leur habitat antérieur en entrant en établissement. C'est bien là l'endroit où nous les invitons à faire le deuil de cet " habitus ". L'habitat éloigné laisse la place à un autre habitat, de proximité. Le vêtement est donc la seule chose de palpable qui reste aux résidents et dont nous ne devons pas les séparer. Une partie de la personne âgée est déjà partie (domicile, meubles, habitudes,...) alors qu'une autre partie l'accompagne encore. Elle garde ainsi cette " emprise fonctionnelle " (Alberto Eigueir) là où les autres s'effacent. Cette emprise fonctionnelle devient un antidote nécessaire pour éviter les angoisses liées à l'abandon, les décompensations liées à cette séparation où se profile déjà la séparation ultime, notre finitude.
Marie-Suzel Inzé
* Alba Moscato est psychologue clinicienne à l'EHPAD " Korian les sarments " à Suresnes.
Références :
Didier Anzieu, Le Moi Peau, Dunod 1995
Alberto EIGUIER, L'inconscient dans la maison, Dunod, 2004.
Woodward, Kathleen. "Performing Age, Performing Gender." NWSA Journal 18.1 (Spring2006) : 162-89.