Nos marqueurs idéologiques selon Jean Jaurès et Ipsos
La Fondation Jean Jaurès a fait réaliser par Ipsos une étude sur "Les marqueurs idéologiques". C'est une enquête passionnante sur les valeurs et les représentations de la population française et sur les effets, ou non, de génération.
Cette étude est très riche pour sentir les courants qui traversent la société, pour comprendre la permanence de clivages idéologiques, mais aussi pour saisir le décalage croissant entre différents types de population, sur les aspects sociétaux ou sur les items sociaux.
L'un des apports de cette étude concerne l'effet générationnel sur les repères idéologiques des Françaises et des Français. Et la façon dont il est perçu par ceux qui analysent ces données... Dans sa note de commentaires, qui vient d'être publiée (Le nouveau paysage idéologique - novembre 2011), Gilles Finchelstein, le directeur de la Fondation, s'interroge sur "une dérive conservatrice" des seniors. Il pointe que les seniors sont beaucoup plus conservateurs que leurs cadets sur de nombreux points.
Ainsi, sur la question de savoir quelles caractéristiques sont nécessaires pour permettre un monde meilleur, les divergences sont souvent importantes. C'est sur la nécessité de plus de " morale " que l'écart est le plus sensible : les 18-35 sont seulement 12 % à la citer comme nécessaire, contre 30 % pour les seniors. À l'inverse le besoin de plus d'écologie remporte 16 % des suffrages chez les jeunes et seulement 6 % chez les seniors. Contrairement à nombre d'idées reçues l'item de la sécurité ne crée par un différentiel si important : les plus jeunes sont 14 % à le citer contre 20 % pour les seniors.
Cette analyse, où Gilles Finchelstein affirme la nécessité de "déjouer le piège de la guerre des générations", et qui ne sombre jamais dans le tropisme développé par d'autres cénacles, comme Terra Nova, sur l'opposition entre "jeunes" et "vieux", manque pourtant de nuances. Le directeur de la Fondation Jean Jaurès, laisse dans l'ombre que sur beaucoup de points, les générations sont en mode partage et que sur d'autres les oppositions ne sont pas là où ceux qui sont restés sur des visions un peu trop déterministes de l'âge pouvaient le penser.
Les données présentées montrent une certaine plasticité des opinions par rapport au déterminant de l'âge. Par exemple, à la question de savoir s'il faut "transformer radicalement" ou en "profondeur" la société, 41 % des Français répondent par l'affirmative, surtout les plus volontaristes ne sont pas les jeunes, qui adhérent à 38 %, mais les seniors, qui approuvent à 42 %. À l'inverse, les plus âgés ne sont pas forcément les plus conservateurs : l'étude fait valoir que les jeunes et les seniors sont pratiquement autant (27 % versus 29 %) à souhaiter un "retour en arrière sur certaines choses". Il faudrait d'ailleurs caractériser ce que l'on met dans ce retour, car il peut s'agir aussi d'un désir de revenir à une société plus apaisée, moins marquée par la pression de la performance ou le recul de l'État social. Surtout, en plus de se montrer aussi radicaux que les plus jeunes, les seniors partagent avec eux de nombreuses valeurs.
Bref, il faut apporter de la nuance dans une analyse trop centrée sur le discriminant de l'âge...
D'ailleurs, si l'on reprend la question de quelles caractéristiques le monde a besoin pour mieux aller, les trois catégories d'âge interrogées se retrouvent pour mettre en premier - et avec un score identique - le "respect des autres" : 43 % pour les 18-35 et les 35-59 ans, 44 % pour les plus de 60 ans.
Pour ces items, on retiendra surtout que les écarts sont souvent bien plus importants, si on prend comme base de lecture les catégories sociales plutôt que les générations : si pour la morale, la différence est de 9 points entre cadres supérieurs et ouvriers (19 % contre 10 %), le différentiel le plus fort concerne l'écologie qui est nécessaire pour 21 % des cadres supérieurs et simplement 5 % des ouvriers. Le surcroît de sécurité renvoie à des positionnements exactement inverses : il est placé comme nécessaire pour 4 % seulement des cadres supérieurs mais 19 % des ouvriers. On voit par ces simples exemples que la lecture de l'évolution des moeurs ne peut pas se faire en se focalisant sur la date de naissance. Certes la notion de générations doit être mobilisée mais elle ne donne pas la clé de compréhension des évolutions de la société.
Serge Guérin
Professeur à l'ESG Management School
Vient de publier " La nouvelle société des seniors ", Michalon 2011