Dans le n° 53-février 2015  -  Professeur Gilles Berrut  4494

Parler de " la personne âgée " est un cul de sac intellectuel

Professeur des Universités-Praticien Hospitalier au CHU de Nantes et président du Gérontopôle des Pays-de-Loire, le Professeur Gilles Berrut pointe les caractéristiques des populations fragilisées : hétérogénéité, pauvreté croissante, diminution de la solidarité intergénérationnelle. En conséquence, l'accompagnement doit se fonder sur la concertation dans les territoires, plus que les nouvelles technologies du domicile.

A l'aube de l'année 2015, quel bilan faites-vous de l'accompagnement des personnes âgées ?

Le temps s'accélère ! Ce qui était une prévision à long terme de l'accroissement démographique est désormais installé comme une réalité. Je compare souvent la transition démographique à la transition climatique et dans cette optique, la démographie a pris de l'avance. Ainsi l'arrivée des baby-boomers est une réalité et nous sommes en difficulté pour bien accueillir cette nouvelle génération de senior. Je suis inquiet sur notre capacité à maintenir le "vivre ensemble" à l'horizon 2030. Les chiffres annoncés dépassent l'entendement...

Un autre point me fait réagir : il y a quelques années on a compris que les personnes âgées avaient de l'argent, qu'elles étaient potentiellement un vecteur économique, par la transmission de biens ou par la consommation. Ce qui me frappe aujourd'hui, c'est l'accroissement de la précarité voire de la pauvreté chez les personnes âgées. Les demandes d'aide sociale auprès des mairies ou des conseils généraux explosent. Auparavant, les enfants pouvaient payer le reste à charge ou prendre du temps pour assurer l'accompagnement. Compte tenu de la fragilité des classes moyennes (emploi rare, hausse de l'impôt...), cette souplesse intergénérationnelle et les marges de manoeuvre d'aide qui y sont liées, diminuent. En conséquence, on voit de plus souvent des femmes de 75 ans disposant d'une pension de réversion inférieure à 650 euros donc en grande difficulté.

Chez les 60-75 ans, on commence à comprendre que les retraites seront maigres. D'ailleurs ceux qui pensaient partir à 60 ans reportent à 65 ans, en l'absence de pénibilité. Concrètement, il y a une grande hétérogénéité dans les populations de seniors avec des situations, des cultures et des demandes très différentes. Donc arrêtons, je pense ici aux professionnels ou aux média, de parler de " la personne âgée " comme si c'était une dénomination homogène qui permet de décrire cette population : parler de la personne âgée est en ce sens un cul-de-sac intellectuel !

Le sujet de la pauvreté serait donc masqué par celui de la perte d'autonomie ?

La période récente a été marquée par la naissance de la Silver économie, centrée sur les technologies du domicile. C'est bien et nous savons qu'il faut 10 ans pour construire une filière. La vraie préoccupation est la vulnérabilité et la pauvreté qui y est associée souvent. D'autant qu'on fait face à un fait nouveau : le vieillissement des personnes en situation de pauvreté avec une amplitude qui interroge dès maintenant la solidarité et la citoyenneté. Il faut réfléchir à des systèmes de prise en charge. En ce début d'année, on fait le réapprentissage de la grande disparité. Il faut donc d'une part tenir le discours de la Silver économie et d'autre part se creuser la tête pour réduire la précarité sociale et la vulnérabilité sanitaire par l'innovation et la cohérence de l'action collective.

Avez-vous des raisons d'être optimiste ?

Oui. Les politiques ont pris le sujet en mains comme un problème sociétal. On peut noter ainsi que la loi d'adaptation de la société au vieillissement a pris le cadre d'une loi d'orientation sous l'impulsion de Jean-Marc Ayrault, avec comme corolaire d'être interministérielle (personnes âgées, logement et le ministère d'alors du redressement productif). C'est la première fois qu'on associait trois ministères sur la question spécifique des personnes âgées. Notons que la loi est passée inaperçue alors que c'est la première loi sur le vieillissement qui intègre une solidarité interne à une génération par la CSG des retraités finançant la CASA (contribution additionnelle de solidarité pour l'autonomie). Ce n'est pas illogique : pendant les dix dernières années, les personnes âgées ont été préservées si l'on prend la croissance de la proportion de personnes au-dessous du seuil de pauvreté par tranche d'âge. De plus, dans les mairies, dans les collectivités, on rencontre une écoute attentive. Donc oui, il y a une vraie motivation - nous le voyons aussi au Gérontopôle - une réelle envie de faire face à un sujet avéré.

Comment se positionnent les Conseils généraux dans cette prise de conscience ?

Bizarrement, les acteurs historiques du vieillissement ont du mal à prendre le train en marche. Ainsi je suis interrogatif sur la manière dont les Conseils généraux vont trouver leur place dans le paysage. On voit bien que, face à la refonte des régions en grandes régions, la question constitutionnelle de leur mission domine. Toutefois il y a autre chose dans le champ de la personne âgée ! Quelles activités, quelles implications pour chaque acteur ? La difficulté est de conjuguer l'interpénétration de l'économie, le développement des régions et la répartition de l'aide sociale des départements. Je prends un exemple : il n'y aura pas de développement de l'aide à domicile sans formation. Or si l'aide pour la dépendance relève des Conseils généraux, la formation relève des Régions, d'ailleurs renforcées par la récente loi.

Comment les acteurs vont-ils s'organiser ?

Sans doute que chaque région s'organisera comme elle veut, avec le risque classique d'hétérogénéité. Le choix sera le suivant : soit le croisement des acteurs, comme c'est le cas au Gérontopôle des Pays-de-Loire, et dans ce cas, on peut réussir une cohérence régionale, soit la concurrence, avec un risque d'inefficacité et de dispersion des efforts.

Peut-être que dans les textes fondateurs des nouvelles régions, il faudrait inscrire la création d'instances de concertation pour assurer le croisement des acteurs. Il y a des thèmes sur lesquels il y a une obligation de partage, de démocratie. Actuellement, la loi sur la régionalisation ne mentionne pas l'obligation de dialogue. Il serait judicieux de renforcer la diversité des membres des CESER (Conseil économique, social et environnemental régional) avec des personnes qualifiées sur la question de la transition démographique, à l'image de ce que l'on a proposé en ajoutant le terme " environnemental " en d'autres temps et construire une méthode renforcée pour qu'ils deviennent des instances davantage tournées vers l'animation du dialogue entre les différents acteurs. Au Gérontôpole nous constatons qu'un tel dialogue apporte énormément.

Quel est votre point de vue sur la Loi Autonomie ?

On est au milieu du gué. La loi intègre le logement, donne une impulsion sur les résidences-autonomie. Sur ce sujet, il reste beaucoup de travail à faire : une résidence-autonomie, ce n'est pas un logement-foyer. Comment la définir ? Est-ce une résidence unique ou des appartements ? Est-elle définie par des caractéristiques d'architecture, d'objets connectés, d'intégration de l'accompagnement, avec des modalités de case management (gestion de cas) ? L'habitat autonome, c'est vivre avec son environnement. Et sur ce point, nous ne sommes pas encore mûrs. Au Gérontopôle, nous nous interrogeons : comment faire pour que l'habitat soit le lieu nourri par son environnement ? On ne peut pas dissocier l'habitat des coordinations d'acteurs et des capacités à répondre à l'alerte. Les technologies vendues pour produire des alertes (chute, actimètre, etc.) n'ont un sens que si le dispositif converge ailleurs que vers les urgences. L'habitat autonome ne peut se construire qu'en fonction des capacités de réponse territoriales. Dans le cas contraire, on est dans une logique de business avec des gadgets. Les résidences-autonomie ne se résument pas à une montre-capteur. Mettre 146 millions d'euros pour équiper les domiciles d'objets connectés, c'est peut être un modèle déjà dépassé si il n'est pas intégré à une démarche de parcours. C'est le territoire et son intégration d'acteurs qui font l'autonomie. La Loi Autonomie est une première pierre indispensable, un point de départ capital. Si elle est précieuse, attention, elle sera néanmoins vite obsolète. La loi 2.0 doit être peut-être déjà envisagée.

Le plan Maladies neurodégénératives représente-t-il une avancée ?

Le grand avantage de ce texte est de préserver ce qui a été déjà fait. Ainsi le Plan Alzheimer ne va pas disparaître. Ce nouveau plan est l'addition des demandes restées sans réponse. Maintenant, il y a une répartition pour la recherche pour d'autres maladies. Mais attention, le Plan ne change pas le modèle, ni ne pose de questions sur les dix années à venir.

Quel serait le mot-clé pour relever le défi du vieillissement ?

Le temps d'une loi Autonomie ambitieuse n'est pas venu. La pression économique et le contexte qui imposent la prudence. De ce fait, la concertation et la coordination entre les acteurs s'imposent pour dépenser au mieux l'argent disponible et abandonner la superposition des dispositifs. J'ai rencontré récemment une personne pauvre qui vit en milieu rural. "J'en ai marre de voir défiler des gens, m'a-t-elle confié. Ils ne se connaissent pas, ils sont en compétition...". Il y a donc un vaste chantier sur le sujet. Dans les Pays-de-Loire, nous l'avons entamé avec le DATEL ou Diagnostic Action Territoire Environnement Longévité. Il repose sur un état des lieux géographique, un diagnostic partagé avec les élus et les citoyens, un état des lieux prospectif sanitaire et médicosocial qui intègre les forces et services en présence et leur évolution démographiques à moyen terme.

Les élus ont ainsi les moyens d'une décision politique éclairée pour accompagner l'évolution démographique rapide du vieillissement de la population, répondre aux attentes des citoyens et, au final, améliorer la qualité de vie de nos ainés.

Mini CV

Gilles Berrut - 57 ans

Marié, 4 enfants

Professeur des Universités - Praticien Hospitalier au ?CHU et Université de Nantes????

- Chef du Pôle Hospitalo-Universitaire de Gérontologie Clinique

- Responsable du Centre Mémoire de Ressources et de recherche - Gérontologique

- Recherche : marqueurs biologiques et maladies vasculaires

Président du ?Gérontopôle Autonomie Longévité des Pays de la Loire????

Pôle de compétences reposant sur 4 axes de développement : la recherche clinique, fondamentale et épidémiologique,?la formation initiale et continue- le développement économique, le conseil aux territoires.

Vice-Président Société Française de Gériatrie et Gérontologie?

Rédacteur en Chef de la partie Gériatrie de la revue ?Gériatrie et Psychologie et Neuropsychiatrie du Vieillissement?. Indexée Medline ?

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