Pourquoi les gilets gris ? Du côté de la puissance de l'oubli
Une des caractéristiques du mouvement des Gilets Jaunes de 2018-2019, qui restera dans les annales politiques et sociales du pays, tient à la forte présence sur les carrefours, ronds-points et dans les manifestations de femmes seules, de seniors et de retraités. Il y a aussi une représentation très significative et inhabituelle de femmes exerçant un métier du soin et de l'accompagnement des plus fragiles (aînés, enfants, personnes en situation de handicap...). Le plus souvent ces personnes qui manifestent, prennent la parole sur les ronds-points, discutent et témoignent, n'étaient jamais descendues dans la rue.
Une large partie de ces personnes, anonymes et sans voix, ont, souvent pour la première fois de leur vie, pu rencontrer d'autres gens, échanger, découvrir les joies de la convivialité et de l'échange. Petit air de fête qui explique aussi pourquoi, il est ensuite si difficile de revenir à une vie plus banale. Juste avant Mai 68, l'éditorialiste du quotidien Le Monde , Pierre Viansson-Ponté , avait publié un papier intitulé « La France s'ennuie ». L'article restera célèbre pour avoir à sa façon annoncé le mouvement de Mai 68. Il avait montré qu'au-delà de la consommation, le besoin de sens et de perspectives touchait une large partie de la société.
La perte de liens sociaux
Or, au-delà des questions de pouvoirs d'achat, de sentiment d'être pris pour les dindons de la farce, de se vivre comme invisible et négligé, de se sentir sans aucune prise sur son destin individuel comme collectif, de souffrir d'un manque évident de reconnaissance, il faut aussi rechercher du côté de la puissance de l'oubli. L'un des ressorts du mouvement des Gilets Jaunes s'explique par cela aussi : des femmes seules, des seniors esseulés, des quadras qui n'invitent personne chez eux, des quinquas qui n'ont que la télévision comme compagnie... La France périphérique souffre du manque de services publics mais aussi de lieux de loisirs et de culture et surtout de lien social.
Mépris pour une génération
Bien sûr cette proportion inhabituelle de gilets gris s'explique largement par la hausse de la CSG pour les retraités y compris modestes et l'abandon de l'indexation des retraites sur l'inflation alors que cette dernière repart à la hausse. Mais le discours qui fut associé à ces décisions, était encore plus insupportable car il s'agissait d'un mélange de mépris pour la « génération dorée », d'ignorance du rôle des retraités dans la consommation, les solidarités familiales et le lien social, via en particulier leur implication dans le tissu associatif et le bénévolat de proximité, et de volonté d'associer la retraite à un privilège.
Dernière chose : dans le cadre du « grand débat », le gouvernement a présenté la répartition des dépenses publiques. On découvre avec stupeur que les retraites représentent 46,6% du total des dépenses sociales ! Le message est clair : les retraités bénéficient beaucoup de la solidarité... Sauf que la présentation « oublie » que les retraités ont cotisé en amont et que dans d'autres pays, le niveau est moindre car la part de capitalisation individuelle est plus forte. Le mauvais procès fait aux retraités ne semble pas devoir cesser de sitôt...
Serge Guérin
Sociologue. Professeur à l'INSEEC. Co-auteur de La guerre des générations aura-t-elle lieu ?, Calmann-Lévy, 2017 et de La Silver économie, La Charte, 2018.