En Ehpad comme à la maison, la lutte contre la dénutrition est l'une des priorités des professionnels de santé. Menus élaborés en fonction des apports journaliers recommandés, ateliers de « cuisine des saveurs » ou de « recettes d'antan », collations, crèmes enrichies pour pallier le risque de dénutrition, cuisine à thème, journée du goût... les équipes ne manquent pas d'idées pour proposer des menus qui stimulent l'appétit. Quand l'appétit va tout va ! Mais quand ça ne va plus ?
Quand l'appétit va, tout va
- Madame Blanquette a perdu trois kilos depuis le mois dernier !
C'est par cette information que les transmissions de la mi-journée viennent de débuter. Ce matin, c'était jour de suivi du poids des résidents qui vivent au premier étage, comme tous les premiers lundis du mois, et nous avons eu quelques surprises. Madame Blanquette a perdu du poids tandis que Monsieur Groseille en a pris, et nous ne nous l'expliquons pas vraiment.
Des changements récents dans les habitudes alimentaires ? Des troubles de la déglutition ? Du transit ? Une baisse de l'activité physique ? Nous passons en revue les motifs habituels pouvant expliquer ces variations, sans succès.
- Rien de nouveau ces derniers temps, répond Julie qui a passé beaucoup de temps au premier étage, si ce n'est que Madame Blanquette semble ne pas avoir le moral, mais nous avons déjà évoqué le sujet, et elle a commencé à voir la psychologue la semaine dernière. Je n'ai rien remarqué en ce qui concerne les repas, mais il faut dire que j'étais plutôt au petit salon avec les résidents qui ont besoin d'aide... poursuit-elle en m'interrogeant du regard.
- Pour Madame Blanquette, je ne sais pas, mais pour Monsieur Groseille, j'ai une explication, avance Sofia, l'une des ASH de l'équipe. Je trouve des emballages de chocolat tous les jours quand je vide sa poubelle, sans compter les paquets de gâteaux rangés dans le placard derrière les pulls que j'ai découverts en rangeant son linge ! D'ailleurs, il m'offre toujours un petit gâteau quand je fais sa chambre, je crois que j'ai pris du poids moi aussi, ça peut peut-être passer en maladie professionnelle ? ajoute-t-elle en riant.
L'infirmière ne sourit pas. Oui mais le coeur, oui mais le risque de diabète, oui mais...
- Oui mais il a bien le droit de profiter à son âge, non ? s'agace Sofia.
Elle a raison ma collègue. Et j'ai beau connaître les risques des excès en sucre, graisse et compagnie, n'empêche, ce petit plaisir-là, on ne va quand même pas le lui sucrer aussi !
Tandis que mes collègues entament un débat sur les bienfaits d'une alimentation équilibrée, je réfléchis très vite. La prise de poids de Monsieur Groseille s'explique aisément, mais pour Madame Blanquette... Voyons, voyons... Madame Blanquette s'installe souvent à côté de Monsieur Groseille en ce moment, elle a changé de table quand Madame Tartine a été hospitalisée. C'était... mmmm... le mois dernier si mes souvenirs sont exacts... et bizarrement, alors que nous n'avons rien remarqué de spécial, l'une perd du poids tandis que l'autre en prend, alors qu'aucune de ces deux personnes n'a changé de régime... Coïncidence ? Il faut que j'en ai le coeur net !
- Je vais tâter le terrain, et observer un peu. Il y a sans doute quelque chose qui nous échappe.
L'après-midi défile à une vitesse folle, et ce n'est qu'à l'heure de la collation que je peux enfin prendre le temps de me poser innocemment non loin de Madame Blanquette. Cette dernière, accompagnée de Monsieur Groseille, ne semble pas s'apercevoir de ma présence. J'observe leur table à la volée. Monsieur Groseille sirote lentement son café, sa voisine fait de même. Devant eux, deux petites madeleines posées sur la table. Le geste que je surprends est furtif autant que discret. La main de Madame passe au-dessus du gâteau, le repousse discrètement, et la main de Monsieur le saisit prestement pour le glisser dans sa poche. Ni vu ni connu... enfin presque.
Je détourne pudiquement le regard, complice du petit manège qui se joue sous mes yeux. Après tout, je ne suis pas leur mère, et je ne me vois pas aller leur vanter les bienfaits d'une alimentation équilibrée.
C'est un peu avant le repas du soir que je trouve enfin le temps d'aller parler un peu avec Madame Blanquette, qui semble étonnée de me voir débarquer à cette heure.
- Vous venez me chercher pour le repas ? s'étonne-t-elle.
- Non, je viens discuter un peu. On a remarqué que vous aviez un peu moins d'appétit en ce moment, ça nous inquiète. Est-ce qu'il y a quelque chose qui vous tracasse ? Vous avez mal quelque part ? Les menus ne vous conviennent pas ?
Madame Blanquette soupire doucement.
- Non, ce n'est pas la faute des menus, tout est très bon ici. Et copieux.
J'essaie de me remémorer le menu du soir. Soupe en entrée, puis paëlla, fromage et fruit de saison.
- C'est vrai qu'on mange bien ici. Vous savez Madame Blanquette, même moi, qui suis pourtant en forme (et en formes !), je ne mange pas tout ça chez moi ! Alors qu'est-ce qui ne va pas avec les repas ? Trop exotiques ? Pas assez relevés ? Trop riches ?
- Sans odeur, sans saveur, me répond-elle tristement. Quand j'étais encore chez moi, j'allais au marché ou à la supérette. J'avais mes habitudes, j'achetais mes légumes chez Annie, ma viande chez Roger, et mon fromage chez Léon. Je discutais avec tout le monde, et tant pis pour les impatients qui soupiraient derrière moi. Le marché du dimanche, c'était mon moment à moi, presque ma seule sortie de la semaine.
Je ne faisais pas des recettes compliquées, oh ça non, je laisse ça à d'autres ! Moi, je faisais des choses simples, de la blanquette, du ragoût, du sauté de porc... Des plats qui mijotent un peu, qui sont encore meilleurs réchauffés.
Mais la cuisine, ça m'occupait ! Entre le choix des menus, les courses, la préparation, la dégustation, la vaisselle, ça me faisait passer une bonne partie des journées. Je bougeais, sortais, m'activais. Et puis il y avait les odeurs. L'odeur du café frais le matin, celle de la viande qui mijote ou encore le gratin qui embaume... Et puis, le dimanche, mes petits-enfants passaient la journée à la maison, et ils me demandaient toujours un gâteau. Celui au chocolat, je le faisais comme personne, j'avais une petite touche secrète. Ils en raffolaient, et je leur emballais le reste pour qu'ils le ramènent chez eux.
Et ici ? Ici, je ne fais rien. Je passe du lit au fauteuil, puis du fauteuil à la chaise, puis de la chaise au fauteuil, et rebelote trois fois par jour. Les plats arrivent tout prêts devant moi, comme par magie, pouf la table est vide et pouf l'assiette est pleine. Même pas le temps d'imaginer, de me mettre en appétit, de saliver, que déjà il faut manger, vite vite vite, et pouf l'assiette est de nouveau remplie.
On mange bien, ce n'est pas le problème, mais j'ai perdu le goût à ça. Il me manque l'envie et le plaisir, c'est presque une corvée maintenant. Alors oui, je mange moins, c'est vrai... et je me fais un peu aider pour finir mon assiette, ajoute-t-elle avec un sourire complice.
Les mots de Madame Blanquette me laissent songeuse. J'imagine cette dernière au marché, discutant gaiement avec le boucher, ou dans sa cuisine, sortant précautionneusement un savoureux gâteau du four. J'imagine les plaisirs partagés il n'y pas si longtemps, qui ne se résument plus ici qu'à une petite madeleine discrètement offerte à son voisin de table.
Les menus, la diététique, la courbe de poids... Que peuvent-ils face à l'ingrédient essentiel ? Le plaisir !