C'est dans la cadre de la Première Université d'Automne de la Longévité qui s'est tenue à Nîmes les 25 et 26 septembre 2019, à l'initiative de la Fondation I2ML, La Croix Rouge française et Géroscopie que Fabrice Gzil a proposé une réflexion autour des outils numériques. Il nous en livre un extract.
Quelle liberté face à notre « « jumeau numérique » ?
On constate depuis quelques années une progression exponentielle des moyens de captation, de stockage et d'analyse des données. Dans le champ de la santé et de l'autonomie, capteurs et objets connectés permettent de produire des big data, ces données de masse qui sont à la fois « larges » (elles concernent un grand nombre de personnes) et « profondes » (des données très diverses peuvent être accumulées sur un même individu).
Le jumeau numérique, une nouvelle approche
La notion de « jumeau numérique » (digital twin) apparaît dans ce contexte. Elle renvoie à la possibilité (qui sera peut-être demain une réalité) d'accumuler suffisamment de données sur la santé et le mode de vie des individus (en équipant de capteurs les corps, les domiciles et les villes par exemple) pour en forger une modélisation numérique. De même que dans l'industrie il existe des modèles numériques des avions qui, grâce à une analyse en continu des données transmises par les capteurs en vol, permettent de simuler leur vieillissement et d'anticiper les pannes, chacun pourrait demain bénéficier d'une modélisation numérique de soi, combinant ses données génétiques, physiologiques et relatives à son style de vie.
La médecine des quatre P
Pour certains, cela pourrait permettre de développer la médecine des quatre P, une médecine personnalisée, prédictive, préventive et participative. Les interventions médicales seraient plus individualisées, plus précises, plus précoces, plus ciblées, et donc plus efficaces. Ces promesses suscitent deux grandes questions. La faisabilité, d'abord. L'homme est-il vraiment numérisable comme peut l'être un système technique ? Ne sommes-nous que des machines cybernétiques ? Le bienfait, ensuite. Tenons-nous à ce que toutes nos données soient collectées et numérisées, alors que l'anonymisation est devenue quasi-impossible, que toutes les entreprises connaissent des failles de sécurité, et que les capacités d'anticipation permises par les algorithmes font craindre l'émergence d'un nouveau pouvoir ?
De la protection à la liberté
Comme l'ont souligné Christiane Féral-Schuhl et Christian Paul dans un remarquable rapport, notre vie privée est aujourd'hui à la fois une zone de protection (dans laquelle nul ne peut s'immiscer sans y être invité) et une zone de liberté (que chacun est maître d'autoriser à autrui) : « L'individu ne s'attend plus seulement à voir sa vie privée préservée de toute immixtion. Il revendique également la liberté de choisir les conditions dans lesquelles ses données peuvent être collectées et utilisées ».
Cela signifie qu'il faut à la fois protéger les individus contre l'utilisation que certains acteurs peuvent vouloir faire de leur données (surtout lorsqu'il s'agit de personnes fragiles ou vulnérables) et octroyer aux individus des moyens supplémentaires pour maîtriser la gestion de leurs données. Il faut à la fois se préoccuper de cyber-sécurité et consacrer un droit à « l'autodétermination informationnelle ». Comment y parvenir ? Peut-être en allant à l'encontre de la tendance actuelle à collecter tout ce qui est possible ; en appliquant un principe de frugalité informationnelle ; en ne collectant que des données véritablement utiles, dans la visée du bien commun.
Où l'on voit que le progrès technique peut conduire non pas à un ajournement, mais à un approfondissement de nos valeurs éthiques et démocratiques.
Fabrice Gzil
Philosophe, responsable des réseaux à l'Espace éthique Ile-de-France