Voici bientôt six mois que le gouvernement a lanc=é sa politique de consultation en vue d'une réforme de ce qu'il nomme la dépendance. Je ne reviens pas sur les chroniques précédentes où je tenais de déconstruire le terme même de " dépendance ". Notons d'abords combien il est toujours positif que les questions liées au vieillissement soient placées en tête de l'agenda gouvernemental. On peut regretter, en revanche, que la question soit restée limitée au grand âge et que, comme toujours, on est associé prise d'âge et maladie et charge pour la société
Réforme de la dépendance : l'enjeu des aidants
Sans préjuger des conclusions qui seront tirées par la ministre de la Cohésion sociale, Roselyne Bachelot, je voudrais insister sur un point essentiel : la problématique des aidants professionnels ou bénévoles. C'est sur ce point, qu'il faudrait, je crois, insister et innover dans une approche bienveillante de la question du soutien aux personnes en perte d'autonomie.
Une société de l'accompagnement bienveillant des aînés et plus largement des personnes vulnérables (et vulnérabilisées) nécessite de penser de nouveaux droits et de nouvelles mesures de soutien à destination des personnels et auxiliaires de soins ou d'accompagnement, qui sont aussi majoritairement des femmes, aux revenus modestes et qui ne sont pas toujours bien formées. Une politique du care, dans la définition de ses principes comme dans la mise en oeuvre et l'organisation des orientations, implique de revaloriser en priorité la situation sociale et familiale des femmes, de mettre en cause leur situation précaire et instable, dont le temps partiel contraint (déstructurant profondément les modes de vie et de relation familiale) est le signe le plus manifeste.
Nous ne sommes pas seulement dans une perspective de services marchands, il importe aussi de ne pas laisser dans l'ombre, la richesse et la diversité des initiatives de solidarité informelles, de soutien à l'autre, de services mutuels. On notera que contrairement aux idées reçues, l'individualisme ne s'oppose pas à la société de l'accompagnement : le premier peut favoriser la seconde. En dépit des profondes transformations sociologiques, économiques et politiques développées depuis les années 1980, les formes de solidarité de proximité évoluent et se renouvellent mais surtout perdurent. Ainsi, on peut estimer qu'environ 6 millions de personnes sont des aidants bénévoles, dont près de la moitié auprès des plus âgés . Il ne faudrait pas mésestimer l'implication et l'attention nécessaires au quotidien pour prendre soin de personnes fragilisées, mais il importe de ne pas en nier la part gratifiante. L'aidant, qu'il soit professionnel, familial ou informel, peut trouver dans ce rôle une forme d'accomplissement, un plaisir à se sentir utile, une reconnaissance de soi.
La part du don
La recherche de son seul intérêt est bien insuffisante pour expliciter des comportements électoraux comme il ne peut déterminer seul nos attitudes de consommation, nos positions culturelles ou nos choix amoureux. Entre deux individus situés sur le même niveau de l'échelle sociale, issus d'un même contexte culturel et disposant des mêmes capitaux sociaux, les différences de représentations, d'attentes et de perspectives peuvent être différentes, éloignées voire opposées. Si la permanence du don suffit à infirmer pour partie la vision monolithique d'individus toujours plus individualistes.
Le don est aussi communication, mode d'expression en direction de soi et des autres. On sait depuis Palo Alto combien le langage n'est qu'une facette du message. Il y a dans le faire une manifestation de volonté mais aussi un moment de communication et d'image de soi. L'expérience du don est fabrication de lien social et de paroles envers les autres. Sans le dire je donne, sans le dire je fais et je laisse dire. Ou je fais dire, parfois. Mais l'expérience des solidarités de proximités, la permanence d'aidants familiaux ou informels prouvent par l'exemple que les relations sociales sont bien plus riches que la simple recherche d'intérêt économique ou de positions de pouvoir. Pour penser le don, il est nécessaire de sortir d'un paradigme utilitariste comme mesure de la relation à l'autre. Dans cette perspective, il convient aussi de ne pas réduire la notion de don à la recherche de la seule réciprocité. Le système du don, ce n'est pas le " donner pour recevoir " mais bien le "donner-recevoir-rendre" mis en avant de façon révolutionnaire par Marcel Mauss.
On peut, avec Jacques Godbout, aller plus loin en soulignant que nous serions peut-être plus homo donator, plus enclins à donner qu'à recevoir, qu'homo economicus.
Il faut alors s'interroger sur les bonnes et mauvaises raisons qui nous dissuadent de donner. Avec Mary Douglas, on rappellera qu'il n'y a pas de don gratuit mais soit une nécessité institutionnelle qui a été mise en avant par Mauss dès l'origine, ou encore une morale vécue comme une obligation ou du moins comme impossible à transgresser. C'est, en partie ce qui motive les aidants. Ces aidants qui s'inscrivent aussi dans une autre forme de don non gratuit : la nécessité pour conserver l'estime de soi de faire face, de répondre à la demande vitale du proche vulnérable.
Finalement, ne peut-on dire que le don est gratuit ET payant ? Au sens où chacun donne de façon gratuite mais aussi pour satisfaire une attente de l'autre ou de soi. Dans le cas qui nous occupe, le vecteur déclenchant est celui de la perte d'autonomie de l'aidé, dont la situation de vulnérabilité demande du soutien. Entre les deux acteurs, se créé alors une forme de dépendance. Le plus vulnérable a besoin du don de l'autre pour rester auteur de sa vie, pour maintenir ses fonctionnalités de vivre. Mais il a aussi besoin simplement qu'un aidant, bénévole ou non, puisse intervenir, être là, faire les gestes techniques. L'aidant vient compenser les pertes et les manques. Il peut le faire au nom du don ou en tant que prestataire rémunéré. Il n'y a pas seulement le don comme forme de relation entre la personne vulnérable et celle qui apparaît, dans un contexte précis, comme non ou moins fragile. Mais il n'est pas seulement pourvoyeur de care : en accompagnant il trouve une identité supplémentaire, il fait face à un rôle nouveau qui l'enrichit, qui donne parfois sens à sa vie, ou du moins qui lui donne un autre sens. Il y a donc un échange entre les deux êtres.
Vivre ensemble et reconnaissance de la dépendance mutuelle
Dans ce cadre, la logique de réciprocité produit bien de l'interdépendance qui exprime la réalité du faire société. Le vivre ensemble, ou plus exactement, le vivre avec, s'exprime dans la reconnaissance de la dépendance mutuelle. C'est même là la question du don et la question du care : la prise en compte de l'autre, le souci de l'autre se justifie par la conscience que l'autre c'est nous aussi. Cette conception de la société, qui privilégie la solidarité et le prendre soin des plus fragiles, se confronte à celle où la société serait l'adition des concurrences, la présence d'individus autonomes se confrontant, voire s'affrontant.
Pour être concret, et s'inscrire dans un projet de réforme du soutien aux personnes en perte d'autonomie, l'approche par l'accompagnement bienveillant implique de prime abord de favoriser la connaissance et la prise de conscience de la difficulté de soutenir une personne fortement vulnérable, en sachant que certaines pathologies sont plus lourdes que d'autres, que certaines fragilités se soignent ou se minorent via des médicaments, alors que d'autres, nécessitent un long accompagnement social, psychologique, éducatif.... L'Etat Providence du XXIe siècle se trouve face à une obligation nouvelle de moyens. Au sens, où il se doit d'accompagner et soutenir les initiatives, en particulier celles émanant du monde associatif. Finalement, l'Etat initiateur social se retrouve à se mettre au service de politiques décentralisées d'accompagnement les plus personnalisées possibles. L'Etat social est un producteur mais aussi un facilitateur de services pour toutes les populations, en particulier les plus fragiles et les plus vieillissantes. Dans les métiers du care, la réponse technique - médicale - n'apparaît plus comme suffisante. La place croissante prise par les associations de malades, les familles et les aidants montre bien un changement central dans les pratiques sociales. Ces métiers sont autant, et parfois plus, des métiers de la relation et de l'écoute, que des métiers du geste technique ou thérapeutique. Mais la question de l'aide bénévole ou informelle ne peut seulement se lire comme une alternative entre initiative des familles et action collective. D'abord l'une n'est pas exclusive de l'autre. Par ailleurs, au moins deux autres acteurs peuvent et doivent jouer un rôle : les associations et les personnes vivant à proximité. C'est ce " ménage à quatre " qui peut permettre l'éclosion d'une société plus solidaire et ouvrir la possibilité de mieux prendre en charge et en compte les attentes et les souffrances des personnes fragilisées par la vieillesse, les maladies chroniques ou les situations de handicap.
Des politiques publiques fondées sur le monde associatif
Avec le recul de la puissance publique, les collectivités territoriales qui relayent l'action sur les territoires, sont devenues, y compris à leur corps défendant, le premier acteur et interlocuteur aussi bien dans les quartiers fortement urbanisés et perturbés que dans les espaces profondément ruralisés. Le monde associatif, inscrit d'abord dans le domaine des activités de services et qu'il soit structuré ou le fait d'individus qui se regroupent de façon très informelle, est aussi bien le partenaire des bailleurs sociaux que de l'école ou des acteurs publics. Il intervient principalement sur des terrains de proximité et pour des actions précises. Le secteur associatif affirme sa légitimité via son implication et sa reconnaissance sur le terrain. Dans cette optique, se pose la question de la création d'une forme de statut des aidants qui engloberait aussi un droit et une obligation de formation (déontologie, psychologie, droit de la famille et de la personne) et pose l'enjeu de la création d'un congé solidaire destiné à permettre aux salariés de pouvoir aider un proche sans perdre l'ensemble de leurs droits liés à leur activité professionnelle.
Au regard des contraintes financières qui pèsent sur l'Etat (endettement), mais aussi au nom de la recherche d'efficacité, la question se pose de déterminer les meilleurs leviers d'action. Est-ce de déverser de l'argent de façon uniforme ? Est-ce de conditionner d'une manière ou d'une autre l'aide ? Est-ce de favoriser les politiques d'accompagnement des personnes ? La première position se rapproche de l'assistanat. La deuxième remet en cause la notion d'universalité des aides et produit finalement plus d'équité. La troisième rend chacun auteur de sa vie. A son niveau et progressivement. Sous cet angle, il apparaît bien que l'Etat accompagnant ne s'oppose pas à l'Etat Providence mais entend l'orienter vers des services visant à soutenir les personnes : mise en oeuvre d'une politique d'éducation et de formation adaptée aux situations de chacun, création d'emploi de service à la personne, d'activité socialement durable et respectueuse de l'environnement, etc. Signalons d'ailleurs que les nouveaux seniors forment la première génération à devoir s'occuper de leurs parents et de leurs enfants. C'est ce que l'on peut nommer la génération pivot, la génération solidaire.
La diversité en même temps que la permanence des solidarités de proximité, la puissance et la multitude des solidarités informelles interpellent d'abord la collectivité. L'aide aux aidants concerne la puissance publique qui ne peut simplement laisser les individus seuls faire face aux accidents de la vie, qui ne peut se contenter de développer un discours moralisateur faisant porter aux individus le poids des solidarités nécessaires et la blessure supplémentaire de ne pouvoir assumer leur charge ou leur dette.