Dans le n° 8-mai 2011  -  Débats  49

Trente ans de bouleversements

Evolution du secteur, regard sur les personnes âgées, débat sur la dépendance, droit à la dignité... Alors que l'allongement de la durée de vie perturbe

les sociétés occidentales, Serge Guérin et Jérôme Pellissier, figures reconnues de la gérontologie, livrent ici des éléments de réflexion utiles et parfois iconoclastes. Interview croisée et à bâtons rompus.

Jérôme Pellissier : écrivain, Docteur en psychologie, chercheur en (psycho)-gérontologie

Les Insensés. Editions Joëlle Losfeld, 2002.

La Nuit, tous les vieux sont gris.

Editions Bibliophane, 2003.

Avec Yves Gineste : Humanitude : comprendre la vieillesse, prendre soin des Hommes vieux.

Bibliophane, 2005 (épuisé).

Réédition : Amand Colin, 2007.

La Guerre des âges. Armand Colin, 2007.

Ces troubles qui nous troublent... Erès, septembre 2010

 

Serge Guérin

Docteur en sciences de l'information et de la communication HDR (Habilitation à diriger des recherches) Professeur à l'ESG Management School, directeur de la Chaire "Management des seniors" et enseigne dans le Master " Politiques gérontologiques ", de Sc Po Paris

Le droit à la vulnérabilité (avec Th Calvat), Michalon, 2011,

La nouvelle société des seniors, Michalon, 2011, nouvelle édition, revue, corrigée et enrichie de La société des seniors,

Michalon, 2009

De l'état providence à l'état accompagnant, Michalon, 2010.

La société des seniors, Michalon, 2009.

Habitat social et vieillissement.

Représentation, formes et liens (direction), La documentation Française, 2008.

Vive les vieux !, Michalon 2008.

Géroscopie : Quel est votre point de vue sur l'évolution, depuis 30 ans, du secteur et de l'accueil des personnes âgées ?

Serge Guérin : On peut pointer l'évolution démographique avec une présence plus forte des personnes âgées. Je dis bien " présence " et non pas " poids ". Il y a aussi une évolution du contexte économique : il y a 30 ans le discours sur la croissance était différent. Il y a aussi l'évolution du regard. On est passé d'une absence de regard à un regard très appuyé mais extrêmement négatif.

Sur les EHPAD plus précisément : dans les années 80, il y avait la question de rester chez soi - je n'ai pas dit " se maintenir à domicile " - et plus de diversité dans les formules d'habitat. Aujourd'hui l'alternative se résume ainsi : soit on " garde ", on " maintient à domicile " en disant " c'est ce que les gens souhaitent " soit c'est la médicalisation forte. Ainsi on parle de " lits "... on n'imagine plus les gens debout.

Jérôme Pellissier : L'autre évolution, c'est celle des lieux. Rappelons d'abord qu'au 19è siècle, les hospices étaient plus confortables que les domiciles. Les lieux étaient spacieux, il y avait des toilettes,... c'était une forme de luxe ! Ensuite, comme dit Geneviève Laroque (NDLR : présidente de la Fondation Nationale de Gérontologie) pendant cent ans, c'est

" La Belle au bois dormant ". Personne ne se demande ce qui se passe dans ces lieux. Et quand en 1980, on rouvre les yeux, on découvre des salles communes et un niveau de confort et d'hygiène d'un autre temps. Donc pendant les trente dernières années, le secteur rattrape 130 ans d'immobilisme. Attention ! qui dit évolution matérielle ne dit pas évolution des pratiques et des pensées. Les résidents sont en chambres individuelles, mais la porte peut rester ouverte pendant la toilette... Changer les lieux va plus vite que de changer les esprits. Mais beaucoup d'établissement ont pris le virage et travaillent sur le bien-être et les attentes des résidents.

Et pour revenir sur les termes, le mot hospice, lié à l'hospitalité, était un mot magnifique. Aujourd'hui, alors qu'on travaille sur le bien-être, on parle d'UHR : Unité d'Hébergement Renforcé. Cela n'aide ni les professionnels, ni les familles à comprendre la situation. Le poids des mots est fort.

SG : " Mal nommer les choses, c'est ajouter de la misère au monde" disait Camus.

 

Géroscopie : La règlementation, les normes, l'encadrement, l'aseptisation n'empêchent-t-ils pas les lieux d'êtres humains ?

SG : Cela pose la question du regard,. La société actuelle est aseptisée, elle prône la performance, la jeunesse, la vitesse, ... c'est une société d'exclusion. Elle ne veut pas voir ceux qui ne sont pas performants et offre une vision désincarnée de l'être humain, fondée sur la réussite. La société exclut les jeunes non qualifiés, les seniors dans l'entreprise, les personnes souffrant d'un handicap et bien sûr les personnes âgées,... et du même coup les métiers autour des exclus, qui sont parmi les moins bien payés. Le vieillissement est un échec, disait le philosophe Michel de Certeau. La personne âgée ne respecte pas le contrat social qui veut qu'on soit fort, beau, performant,... Le vieillissement, auquel pourtant tout le monde aura droit, est un échec alors même qu'il témoigne de la réussite de la médecine. Il faudrait des " vieux-jeunes " ! Pourtant il existe des solutions, spécialement avec les nouvelles technologies, pour compenser les pertes. Il manque une volonté politique, un désir social. La question est de savoir si on fait une société où l'on s'adapte aux contraintes ou bien une société qui respecte la diversité.

JP : La vieillesse est le contre-modèle de la réussite. On peut aussi parler de la dignité. Baisserait-elle avec l'avancée de l'âge ou la perte musculaire ? On vit dans un idéal de village, qui dit qu'avant les vieux vivaient au sein de la famille. C'est faux ! Il faut relire Zola, les vieux étaient souvent relégués dans la grange, avec les animaux... Comme les familles d'aujourd'hui continuent à reléguer leurs vieux, elles renvoient leur culpabilité sur les établissements. Les professionnels ont très peu de marge de manoeuvre. Soit les familles constatent, que les équipes font mieux qu'elles, soit elles constatent que la prise en charge est moins bonne. De toute façon, la situation est délicate ! Cette ambivalence est naturelle ? J'ai constaté que les établissements qui fonctionnent sont ceux où on peut parler de cela, où soignants et ont a le droit de ne pas être parfait.

SG : on a une vraie culpabilité. C'est après avoir reçu de leurs parents, les enfants devraient rendre... et ce sont les soignants qui rendent à la place des enfants. Mais comment faire ? La société donne des injonctions contradictoires : comment s'occuper de ses parents quand on a accepté, au nom de la mobilité, un job à 800 km d'eux ? ---

 

--- Géroscopie : L'allongement de la durée de la vie est une donnée nouvelle. On expérimente...

JP : La vraie nouveauté, c'est la zone grise entre la retraite et la dépendance. Nous avons des politiques publiques qui se fondent sur des réalités vieilles de cent ans. La vieillesse ne commence pas à 60 ans mais, pour beaucoup de gens, plutôt à 75/80 ans.

SG : Si on accepte de décaler son regard dans cette perspective, la question du vieillissement en France est bigrement changée ! Le taux de vieillissement le nombre de personnes de plus de 60 ans sur la population totale (Albert Sauvy, 1928). Si on prend les personnes de plus de 75 ans, le taux n'a pas changé ! Il n'y a pas de vieillissement si on accepte l'idée que l'âge s'est décalé. Notre regard n'a pas suivi, c'est lui qu'il faut rajeunir. Actuellement on amalgame âge, vieillesse, maladie, dépendance.

JP : L'âge n'a rien à faire dans le débat. Les dépenses ne sont pas liées à la vieillesse mais à la maladie. Avant on était malade à 40 ans, aujourd'hui, à 80 ans. C'est une bonne nouvelle ! Il y a tromperie car on nous fait croire que les gens âgés aujourd'hui sont différents de ceux d'avant. On essaie de nous faire croire que la dépendance est une chose nouvelle... Si la dépendance survient avant 60 ans, on est handicapé, malade. Si elle survient après 60 ans, on est dépendant. La frontière n'a pas de sens! Mais si on peut jouer sur la barrière des 60 ans, c'est que chacun de nous rejette le vieux.

SG : Il pourrait avoir deux types de citoyens en fonction de l'âge... On a l'impression qu'on tombe dans la dépendance du jour au lendemain, non la perte d'autonomie est progressive. D'où l'importance du mot. On peut compenser la perte d'autonomie alors que la dépendance semble définitive. Le terme de dépendance devrait être réservé aux drogues, à l'alcool, aux addictions diverses... Pour ce qui me concerne c'est le chocolat... Je crois qu'une société c'est la conscience de nos interdépendances. Mais d'autres pensent la société comme un ensemble de personnes en concurrence les unes avec les autres.

 

Le débat est en cours, est-il productif ?

SG : Tout le débat est centré non pas sur l'amélioration du bien-être des personnes mais sur le financement. On parle de tsunami, d'explosion des coûts. On est à 21 ou 22 milliards d'euros de budget, il manque donc 8 à 9 milliards. Cela représente à peu près 1% de la richesse créée, ce n'est pas si grave. On dit " Oui mais cela s'ajoute au reste, aux dettes de l'Etat". Une des raisons du déficit est que le pays s'est privé de recettes fiscales : le taux moyen d'imposition des entreprises du CAC 40 est de 8% ! On dit aussi qu'on ne peut pas augmenter le taux de prélèvement obligatoire. Serait-ce pour nous préparer à l'assurance obligatoire ? Qui est un prélèvement... Ce qui m'inquiète, c'est ceci : quand c'est public, les normes sont connues. En matière d'assurances, chacun a ses normes et ses règles, pas toujours très lisibles. Une norme n'est jamais neutre L'enjeu c'est d'élargir la protection sociale de la petite enfance au grand âge et à la perte d'autonomie. L'autre enjeu est de permettre à ce que l'ensemble de la société civile puisse avoir son mot à dire dans la politique de gestion de la protection sociale. Une protection sociale qui doit inscrire le principe de prévention en tête de son approche et prendre en compte le soutien, l'accompagnement et la valorisation des aidants, professionnels et bénévoles.

JP : Il faut aborder la question des moyens mais la séparer du reste. Ici on part sur un système où l'un sera moins bien accompagné que l'autre et seulement en fonction de son âge. Il faut partir de l'idée qu'on a tous les mêmes droits et ensuite poser la question des moyens.

 

Géroscopie : Le rôle, les valeurs des PA ne sont jamais mis en valeur.

SG : Les professionnels comme les personnes ont un accès difficile aux médias d'autant qu'ils subissent un déficit d'image. Ce n'est pas facile pour celui qui a une mauvaise image de parler pour son image... la société continue de fonctionner sur des réflexes jeunistes... et pourtant n'aime pas nécessairement les jeunes !

JP : Les représentants des vieux doivent être jeunes sinon on ne les invite pas dans les débats ! Serge et moi ne serions jamais invités si nous avions 30 ans de plus.

SG : Les SAD ont été pensés dans une logique anti-chômage pas dans une logique de besoins, de réponse aux attentes, on inverse. Il faut arbitrer : c'est une question de volonté politique. On pourrait créer des postes avec de salaires corrects si c'était un choix.

JP : C'est à se demander si ces fameux emplois non délocalisables intéressent vraiment... On a tellement cassé l'image du vieux ! Et maintenant les " vieux " se délocalisent et vont vivre au Maroc.

SG : Permettez-moi de noter que bien souvent ces emplois non délocalisables, les métiers du " sale " sont occupés par des personnes délocalisées... Le " black " est associé aux métiers du Care. " C'est inné " entend-on... donc pas besoin de bien payer ces personnes, ni de les former.

JP : Alors qu'il n'y a pas de compétences naturelles.

 

La question de mourir dans la dignité est dans les débats...

SG : Le risque de dérapage n'est pas à prendre à la légère. Il peut y avoir la tentation, chez certains, de passer de " mourir dans la dignité" à " Sois digne et meurs vite si tu es trop abîmé et que tu risque de coûter trop cher ". Le droit à vivre dans la dignité est essentiel. Celui de mourir est inclus.

JP : Que fait une personne qui veut mourir et qui ne peut pas ? La société devra se poser cette question. Et que se passe-t-il si les entourants pensent que cette personne ne vit pas dignement... La frontière entre les deux est ténue, on peut vite entrer dans l'idéologie. Aujourd'hui, on peut faire vivre des gens dans des conditions qui font que la personne sent indigne. Donc la personne a envie de mourir, en pensant qu'elle décide librement.

SG : Il y a une tentation à de l'eugénisme lyophilisé. Le système libéral poussé à son extrême conduit à éliminer, plus ou moins violament, tous les non-performants...

Les professionnels sont face à des situations difficiles face à la toute fin de vie...

JP : Si la loi Léonetti était connue et les lits de soins palliatifs créés, la question de l'euthanasie se poserait qu'exceptionnellement.

SG : Oui, car la loi n'est pas là pour gérer le cas par cas.

 

Le mot de la fin ?

JP : Il y a 30 ans, les professionnels n'imaginaient pas ce qu'ils allaient vivre plus tard. Ils vivaient moins le décalage entre la réalité et l'image, entre ce qu'ils faisaient et ce qu'ils voulaient faire. Aujourd'hui, ce décalage est motivant mais génère de la souffrance au travail. On se vit comme maltraitant. A nous de trouver comment ce décalage peut faire progresser.

SG : L'augmentation du nombre des personnes âgées est une chance. L'effet de masse va jouer ! Et je voudrais conclure sur les gérontechnologies. Attention ! quand on ne sait pas régler un problème, on met de la technologie. Les gérontechnologies ouvrent des perspectives et peuvent soulager des problématiques. Elles sont des outils. Elles sont une des réponses à des questions politiques qu'on a posées. " L'idéologie, c'est quand les réponses précèdent les questions ", écrivait le philosophe Louis Althusser.

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