Dans le n° 162-septembre 2024  - Prendre soin  17012

Unité (très) spéciale

C'est un jour comme un autre. Des résidents qui marchent, d'autres qui semblent figés là, au milieu du petit salon, une dame qui crie, une autre qui chuchote. Un jour normal. Mais pour Julie, fraîchement débarquée dans l'unité, c'est un jour anormal. Parce que rien, ici, ne trouve de sens à ses yeux. Pourquoi les cris ? Pourquoi les mille et un pas ? Pourquoi les coups ? Pourquoi... Pour qui ? Et, surtout, contre qui ?

Petits mensonges entre amis

Madame Cigogne marche, court, s'arrête, repart. Elle marche sans fin, du lever au coucher, et du lundi au dimanche. Ses pas la mènent au fond du couloir, puis elle tourne, je la perds de vue, elle revient, passe devant moi, disparaît derrière une porte, et recommence. À côté de moi, Julie la regarde, mi-intriguée, mi-apeurée. Pendant ce temps, monsieur Pivert s'agace. Il est déjà dix heures, il va être en retard, mais personne ne veut lui ouvrir la porte. Il a beau demander, supplier, exiger, rien n'y fait. La petite jeune, oui, elle là, dit-il en désignant Julie avec colère, elle ne veut rien entendre ! Il va être en retard, son patron va lui crier dessus et ce sera de sa faute ! Ah ça, elle peut bien faire mine de ne pas comprendre, cette jeune effrontée ! Elle ira s'expliquer avec le chef, et c'est qu'il n'est pas commode, le bougre ! Je me lève et m'approche doucement. Monsieur Pivert me toise, semble se demander si je suis une alliée ou une ennemie et, profitant de ce bref répit, je lui souffle quelques mots. Son regard m'interroge, il semble douter de moi, alors je lui montre le petit calendrier accroché au mur. Il le regarde attentivement, en retourne une feuille comme pour vérifier quelque chose, puis semble s'apaiser et repart tranquillement d'un pas lent. Madame Cigogne lui emboîte aussitôt le pas, et son pas semble se caler sur le sien. L'unité retrouve soudainement un calme relatif... jusqu'à la prochaine fois.

C'est la première fois que Julie travaille en unité Alzheimer, elle n'était pas prévue à cet étage aujourd'hui, mais voilà, un arrêt inopiné et il n'y avait qu'elle de disponible. Ma jeune stagiaire fraîchement diplômée découvre, éberluée, madame Cigogne qui marche, monsieur Pivert qui vocifère, et tous les autres.

Je la sens inquiète. Apeurée aussi. Il faut dire que la matinée n'a pas été de tout repos et la journée est loin d'être finie.

Chez madame Cigogne, il a fallu faire la toilette au pas de course, vite vite vite le lavage de mains, vite vite vite le gant savonné les bras le dos le cou non pas le visage, surtout pas malheureuse, vite vite vite la robe le gilet les chaussures, et vite vite vite madame Cigogne était déjà dans le couloir.

- C'est tout ? a demandé Julie.

- C'est tout pour aujourd'hui, ai-je répondu. On ne pourra rien faire de plus ce matin, madame Cigogne n'en a pas envie. Alors tant pis pour la douche, ce sera un autre jour. Tant pis pour les cheveux, ils seront décoiffés. Et tant pis pour la robe boutonnée de travers, c'est toujours mieux que le pantalon à l'envers !

Chez madame Héron, le défi quotidien est d'esquiver les coups. J'ai de bons réflexes, mais Julie en a moins que moi. Alors je lui ai montré ma technique secrète.

- Regarde Julie, c'est tout simple. Toi, tu discutes avec madame, tranquillement, l'air de rien. Et moi, pendant ce temps, hop hop hop, j'enlève la chemise de nuit, je savonne, je frotte, je rince, je sèche, j'enfile la robe et pouf, ni vu ni connu !

- Mais c'est de la triche ! a répondu Julie horrifiée.

De la triche ? Non, de la diversion, nuance. Et si cette petite tactique permet à madame Héron de supporter notre présence et nos gestes intrusifs, sans avoir peur, sans crier, sans essayer de nous frapper... alors oui, c'est de la triche. Mais c'est pour une bonne cause.

On peut mentir une fois à une personne, mille fois à mille personnes...

C'est à l'heure de la pause café qu'une fois de plus, la discussion s'engage franchement.

- La maladie d'Alzheimer, c'est pas du tout comme on nous l'apprend en formation. Moi, je croyais que ça touchait la mémoire, et puis voilà, que les gens oubliaient, tout simplement. Mais là... C'est différent. Y a la mémoire, oui, mais y a autre chose. En fait... Je ne comprends pas.

Je la sens perdue, ma jeune collègue. Perdue mais, comme à chaque fois, désireuse de comprendre. Alors je me lance.

- Ce n'est pas qu'une question de mémoire. Ce serait trop simple et trop facile ! Il y a les souvenirs qui s'en vont, et ceux qui reviennent. Et ces derniers ne sont pas forcément les meilleurs. Monsieur Pivert, par exemple, veut aller au travail. Mais nous l'en empêchons, avec nos portes fermées à clé. Sauf que s'il est en retard, il va se prendre un savon, alors il s'énerve, contre lui, contre son patron, contre nous. C'est normal.

- Mais justement... Tu lui as dit quelque chose et il a arrêté de nous crier dessus. Tu lui as dit qu'il était à la retraite ?

J'ai honte de dire la vérité, mais il faut bien que je sois honnête, alors j'avoue tout.

- Je lui ai simplement montré la date du jour. Nous sommes le 14 juillet, c'est jour férié. J'aurais pu lui rappeler l'année, faire le calcul avec lui, lui dire qu'il était à la retraite depuis longtemps... Mais ce matin, je sentais que ça ne suffirait pas, que monsieur Pivert ne se contenterait pas de cette réponse. Alors j'ai dit la vérité... sans tout dire. Et ça a marché.

Julie fronce les sourcils. La vérité, pas toute la vérité, mais rien que la vérité.

- Et madame Héron ? Pourquoi elle ne veut pas qu'on l'aide pour la toilette ? Pourquoi cherche-t-elle à nous frapper ?

C'est à mon tour de froncer les sourcils. Parce qu'honnêtement, je n'en sais rien. La réminiscence de violences vécues il y a longtemps peut-être ? Un traumatisme enfoui ? Ou quelque chose de plus simple, de tellement simple qu'on n'y pense même pas ?

- Je ne sais pas, Julie. Je sais juste qu'elle accepte notre aide quand on ne lui dit pas qu'on l'aide. Alors on fait comme ça, et ça se passe bien.

- Et madame Cigogne ? Pourquoi elle déambule ?

Décidément, ma jeune collègue veut tout savoir sur tout le monde ! Mais les mots ont leur importance, et je me dois de le préciser.

- Elle ne déambule pas. Elle marche. C'est différent. D'ailleurs, tu as remarqué ? Elle ne s'arrête que quand elle est épuisée, ou occupée à une tâche précise. Madame Cigogne, elle a toujours travaillé. Elle ne s'est arrêtée que pour avoir ses enfants. Et encore, pas longtemps. Une semaine, pas plus, juste le temps d'accoucher et de se remettre sur pied. Elle travaillait dans une ferme, elle n'avait pas le temps de se reposer. Alors ici, c'est pareil. Elle ne s'arrête pas.

- Mais tu sais tout sur tout le monde, ma parole ! Comment tu fais ?

Je souris timidement. Décidément, cette petite n'en finit pas de me flatter ! Mais en vrai, non, je ne sais rien sur personne, et c'est bien là le problème. Je suppose, je devine, je suppute, j'imagine, je déduis, je cherche, j'élabore, je creuse... Parce que chaque résident a son histoire, ses joies, ses peurs, et nous, simples soignants, débarquons dans leur vie au moment où cette histoire s'efface et resurgit en même temps. Alors on cherche, avec eux, avec leurs proches, comment faire, comment comprendre, comment parler. On cherche, on ne trouve pas toujours, mais on cherche encore. Parce que c'est ça, pour nous, prendre soin. Chercher, se tromper, chercher encore, réussir... jusqu'à la prochaine fois.

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