Dans le n° 165-décembre 2024  - Recherche anthropologique  17306

Vers une humanisation et une valorisation des métiers dans les Ehpad

En France, l'examen des initiatives politiques récentes souligne une prise de conscience croissante des défis posés par le vieillissement de la population (Clot et al., 2021). Cependant, l'action concrète reste insuffisante, freinée en 2024 par le retard de la loi « Bien Vieillir », destinée à garantir un vieillissement digne, même en situation de grande dépendance.

L'attrait pour les professions de soins aux personnes âgées diminue, malgré une demande croissante et une pénurie de personnel dans les Ehpad. Pour répondre à cette désertification en ressources humaines et au redouté « désastre gérontologique » (Brami, 2022), il est urgent de revaloriser les métiers du soin et de l'accompagnement des professionnels travaillant dans ces institutions.

L'engagement des acteurs

Les professionnels sont des participants au projet institutionnel de l'Ehpad dans lequel ils travaillent. Ceci souligne leur rôle prépondérant en tant qu'individus créateurs de valeur. Face au constat que toutes les actions professionnelles ne garantissent pas le succès d'une prise en charge, il a semblé nécessaire à la Haute Autorité de santé d'établir un « modèle de bonnes pratiques » pour améliorer les soins aux personnes âgées. Mais ces référentiels, bien que bénéfiques, peuvent créer une illusion de professionnalisation, parce qu'ils dictent souvent la bonne action plutôt qu'ils ne répondent aux défis réels. Les métiers de la gérontologie exigent que les professionnels synthétisent des connaissances théoriques, procédurales, pratiques et une expertise personnelle pour s'adapter aux spécificités des besoins des personnes âgées en situation de vulnérabilité (Di Patrizio, 2019). Les actions professionnelles sont relationnelles et éthiques, nécessitant engagement et réflexion dans la pratique.

En adoptant une perspective anthropologique, nous mettons en évidence le fait que les professionnels de la gérontologie peuvent améliorer la qualité des soins en s'engageant significativement dans leurs rôles si importants. Nous identifierons les caractéristiques existentielles qui pourraient (ou non) renforcer leur dévouement et leur efficacité. En effet, les capabilités intrinsèques des professionnels à être présents dans leurs activités, corrélées à leurs compétences, sont essentielles pour améliorer la qualité des soins et le bien-être des personnes âgées dans les Ehpad, ainsi que pour promouvoir une reconnaissance accrue des métiers concernés. En nous concentrant sur la « manière d'être » corrélée à toute « manière de faire », notre question clé est : « Avec quelle présence à l'activité les professionnels accomplissent-ils leurs tâches ? »

Des mondes distincts et complémentaires

Le modèle de Boltanski, Thévenot et Chiapello (Boltanski & Chiapello, 2011 ; Boltanski & Thévenot, 1991) scinde les expériences humaines en « mondes » avec des valeurs et des comportements distincts. Dans notre recherche (Di Patrizio, 2024), les sept mondes théorisés par les auteurs ont été réinterprétés par les professionnels. Énumérons les différents mondes selon le point de vue de ces derniers :

- Le monde par projets : Où les tâches essentielles de soin et d'accompagnement sont effectuées à partir des besoins physiologiques et relationnels des personnes âgées en Ehpad.

- Le monde domestique : Les occurrences personnelles qui peuvent interférer avec le travail.

- Le monde du travail : Le cadre régulant l'environnement de l'Ehpad.

- Le monde civique : L'inclination des collègues à privilégier le fonctionnement collectif.

- Le monde marchand : Équilibrer l'intérêt individuel avec les besoins collectifs.

- Le monde du jugement : Les opinions divergentes qui peuvent nuire à la coopération.

- Le monde de l'inspiration : L'importance d'une attitude positive pour un environnement de travail productif.

Le monde par projets représente l'ensemble des activités requises au sein de l'Ehpad par chaque professionnel. Il est central pour tous les participants. Dans les faits, ce monde par projets risque d'être perturbé par des éléments issus des autres mondes, impactant ainsi la présence à l'activité en train de se faire. Cette interférence constitue la base de notre hypothèse de recherche.

Dans la perspective anthropologique choisie, le modèle de l'« agir dans plusieurs mondes » devient celui de l'« agir à partir de plusieurs mondes ». Ce dernier favorise la « conscience réflexive » et aborde le risque anthropologique de « perturbation » de l'activité en train d'être réalisée. Ce modèle permet aux professionnels de se structurer mentalement et psychiquement en tant qu'architectes de leur présence dans leur activité. Il encourage la réflexion, permettant aux individus d'évaluer la pertinence des différents mondes pendant leur travail. Cette conscience permet aux individus d'évaluer de manière critique leurs rôles et responsabilités, améliorant ainsi leur efficacité.

Harmoniser soin de soi et action soignante

Cette auto-détermination au sein des tâches est liée au bien-être au travail. Elle suggère qu'un engagement total dans les activités améliore la justesse de l'action et favorise une meilleure santé au travail. Cette approche consciente déplace l'accent du simple « bien-être au travail » vers une notion plus profonde de « beauté de l'être humain au travail », où le soin de soi et l'action soignante coexistent harmonieusement. Ce processus actif aligne les valeurs et compétences personnelles avec les activités professionnelles, favorisant une humanisation du travail. Sur le lieu de travail, cette conscience se manifeste dans la recherche d'un équilibre non seulement dans les actions mais aussi dans la reconnaissance de soi et des autres, ce qui est essentiel pour trouver du sens et de l'identité dans son travail.

Notre approche soulève autrement la question de la valorisation des professions de gérontologie au sein des Ehpad. Comme le secteur fait face à des défis importants, l'application de ce modèle pourrait fournir des perspectives et des améliorations précieuses. Bien que les difficultés du travail dans les Ehpad soient bien documentées (Amyot, 2016), la pratique expérientielle de la présence dans l'activité, où les professionnels s'engagent pleinement et de manière réflexive, peut aider à prévenir l'épuisement professionnel. Cette réalité anthropologique soutient une vibrante professionnalité (qualité du professionnel), permettant aux professionnels de maintenir leur propre bien-être à travers un équilibre esthétique de l'action et leur efficacité malgré des rôles exigeants dans des lieux appelés à évoluer.

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