Le vieillissement et la fragilisation (physique, mentale, morale, éducative ou matérielle) d'une part croissante de la population font émerger des besoins grandissants souvent non solvables dans la logique d'une économie capitaliste classique. En parallèle, la demande sociale ainsi créée devient de plus en plus coûteuse pour la puissance publique alors que les moyens de l'État et des collectivités se réduisent.
Vieillissement et fragilisation : pour une politique du care
Cette situation, loin de conduire au fatalisme, ouvre vers des transformations sociales et culturelles fondamentales. Dans les familles, les réseaux d'amitié, les villages, les villes, les quartiers, les entreprises, fleurissent mille et une actions pour répondre à cette exigence de solidarité, à ce besoin de soutien mutuel, à cette nécessité de recréer un tissu relationnel.
Il s'agit de renouveler le modèle social français et d'inventer une société durable s'appuyant, d'une part, sur la prévention comme mode prioritaire de régulation économique et sociale, et, d'autre part, sur la coopération entre les personnes, sur l'engagement, l'innovation sociale et la dynamique du monde associatif, de l'entreprenariat social et des solidarités de proximité. À la puissance publique et aux collectivités territoriales d'assurer l'accompagnement et le soutien à ces initiatives qui permettent d'assumer les missions sociales avec plus d'efficacité et un meilleur coût. C'est la subsidiarité sociale.
Levier de transformation
L'accompagnement des personnes vulnérables va jouer comme un levier de transformation de la société et comme un gisement d'activités économiques et d'emplois centrés sur l'utilité sociale. La politique du care touche déjà le quotidien de millions de personnes.
D'un côté, le monde associatif, les bailleurs sociaux, les entreprises de l'économie sociale et solidaire, les mutuelles, les collectivités locales, parfois aussi des entreprises classiques, par leur Fondation ou plus directement, agissent, innovent, expérimentent sur tel ou tel territoire.
De l'autre côté, les familles, les voisins, les amis se mobilisent pour accompagner, soutenir, aider un enfant, un parent, un proche face au handicap, à la maladie chronique, à la perte d'autonomie... Ces aidants bénévoles participent directement à la politique de santé publique du pays et assument une prise en soin que l'État ne saurait totalement assurer ni financièrement, ni matériellement. Ces aidants symbolisent une société qui se prend en main et où de plus en plus de personnes, en particulier dans les milieux populaires, s'organisent, autoproduisent, font du troc, des échanges de services et de compétences... C'est la solidarité des ébranlés, pour reprendre une belle formule du philosophe Jan Patocka.
Plus encore, le vieillissement, la hausse du nombre de personnes fragiles, les besoins croissant en termes d'accompagnement de la petite enfance au grand âge, devraient contribuer à changer le paysage de l'emploi. Il y a des gisements remarquables dans le développement de multiples métiers de service centrés sur le lien social, le prendre soin, le care. Des métiers et des activités, majoritairement effectués par des femmes, qui prennent une part croissante de l'activité économique globale et des emplois. Ces métiers relèvent de hautes qualifications, ou, au contraire, d'une formation relativement restreinte. Des métiers de service à la personne, de soin à l'autre, à la personne fragile, vieillissante, ou simplement en difficulté d'assumer une multitude de rôles. Bref des métiers de l'humain.
Il importe de se décentrer du discours commun : le vieillissement, si souvent décrié et associé au déclin, marque l'allongement de la durée de la vie. C'est l'expression d'un progrès. D'abord parce que cela témoigne des effets positifs de la recherche médicale, de la prévention et de la mise en oeuvre de lois de protection sociale favorisant une vie plus douce. Mais c'est aussi une chance, ou un atout, par le potentiel d'évolution sur les mentalités et de sensibilisation à la fragilité.
Utopie féconde
En effet, l'expérience sociale du vieillissement s'accompagne d'une prise de conscience de sa propre fragilité et conduit à penser différemment le monde : pour qu'il soit vivable pour tous, y compris les fragiles, les vieux, les malades, il est nécessaire qu'il soit plus lent, plus bienveillant, plus attentif.
Plutôt que l'utopie destructrice, l'Utopie féconde. Elle vise une société qui s'adapte aux réalités des personnes, et d'abord des plus fragiles. En engageant une transformation profonde des conditions de vie et d'emploi. La démocratie ce n'est pas la loi de la majorité mais la protection de la minorité, écrivait Camus dans ses Carnets.